Cinémasteak

King Kong, un manifeste musical

d'Lëtzebuerger Land du 24.11.2023

À raison, la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg vient tout juste d’être auréolée du titre prestigieux de « trésor de la culture cinématographique européenne » par la European Film Academy. Et en effet : d’Intolerance (1916) de D. W. Griffith à Charles Dickens’ A Tale of Two Cities de Jack Conway (1935), en passant par le premier King Kong (1933), sorti en salles l’année même de l’avènement au pouvoir de Hitler, de véritables jalons de l’histoire du cinéma sont cette semaine dévoilés sur grand écran. Soit l’occasion inédite de revenir aux fondements de l’industrie et du langage cinématographiques. On doit à Griffith le premier blockbuster du cinéma (A Birth of a Nation, 1915, en dépit du caractère raciste de ce film) mais aussi la première application du montage alterné, devenu aujourd’hui un lieu commun de l’écriture cinématographique et de tout film basé sur une course poursuite. Un demi-siècle plus tôt, en Angleterre, Charles Dickens employa pour la première fois ce procédé en littérature, dans Le Conte de deux cités (1859), passant au fil des pages de Paris à la capitale anglaise. Cela, c’est le cinéaste et théoricien soviétique Sergueï M. Eisenstein qui nous l’apprend, toujours à l’affut d’éléments s’inscrivant dans une généalogie pré-cinématographique des arts, dans son article Dickens, Griffith et nous.

Quant à King Kong, voici deux mots qui frappent haut et fort jusqu’au sommet tremblant de l’Empire State Building. Ses échos en sont, aujourd’hui encore, perceptibles, tant dans les nombreux avatars qui suivront qu’à travers le livre-manifeste de Virginie Despentes, King Kong Theory (2006), qui prend appui sur l’adaptation qu’en fera Peter Jackson en 2005. Le tropisme exotique de son duo de réalisateurs, Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack, était déjà remarquable dans Grass (1925) et Chang (1927), deux films à l’approche documentaire tissés autour du voyage et se déroulant dans des lieux reculés – la province du Khuzistan, au sud-ouest de l’Iran, pour Grass, et la jungle Thaïlandaise pour Chang. Sans doute ces expéditions dans lesquelles s’aventurèrent Cooper et Schoedsack ont-elles fourni un matériau inspirant pour la conception de l’incroyable King Kong. La dimension autoréflexive qui fonde ce film nous incite à le croire, puisque King Kong met en scène le tournage d’un film sur une île qui semble tout droit issue du Monde Perdu (1912) d’Arthur Conan Doyle, le protagoniste simiesque cohabitant ici avec d’improbables dinosaures… Jurassic Park (1993), de Spielberg, en sera fortement influencé.

Mais ce qui fait le succès de King Kong, c’est la masse orchestrale mobilisée par Max Steiner, l’un des disciples autrichiens de Gustav Mahler, pour en composer la partition musicale. Dotée d’une fonction dramatique, celle-ci sera mise au service du récit, de ses accélérations (tambours battants, au rythme endiablé de la tribu d’autochtones découverte par l’équipe de tournage), comme de ses stases (la lyre, ou d’autres instruments à corde pour en souligner par exemple les moments de romance). La symphonie en constitue le modèle de prédilection, comme en témoigne le prélude instrumental qui ouvre le film, bien avant le générique et l’entrée dans le récit à proprement parler. Validé par le producteur David O. Selznick, le procédé de Steiner se généralisera dans tout le cinéma hollywoodien.

King Kong (USA, 1933, vostFR, 98’) est présenté samedi 25 novembre à 16h, Cinémathèque de Luxembourg

Loïc Millot
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