Sur les photos prises lors d’événements et raouts mondains, Françoise Thoma est souvent une des rares femmes. Lors du Nouvel an chinois 2023, au récent Forum annuel Elvinger Hoss ou sur la scène du Paperjam Top 100, elle portait du noir, avec une veste vive, manière de se démarquer de ses collègues masculins qui n’osent guère la couleur. Son indéfectible frange est sa marque de fabrique la plus reconnaissable. Elle sourit peu, mais se mêle facilement aux convives : Elle connaît tout le monde dans ces cercles. « Elle est toujours naturelle, elle ne se force pas en société, elle a ça en elle », salue un proche.
À la demande du Land, la cinquantenaire (elle est née en août 1969) revient sur un parcours marqué par la volonté de bien faire et la détermination. Fille unique d’une famille « plutôt modeste » de Fentange, Françoise Thoma a grandi avec « beaucoup d'amour, beaucoup d'ouverture ». Jeune, elle fréquente la chorale du coin et pratique beaucoup de sport. Elle souligne que ses parents étaient « engagés dans la vie locale », sans nommer le CSV dont ils étaient membres, d’après nos informations. (« J’exerce ici une fonction qui n'est pas politique donc je ne veux pas parler de politique ».)
Avant de se décider pour des études de droit, elle hésite entre « des métiers créatifs ; photographe, fleuriste, joailler ». Mais dès la première semaine à ce qui s’appelait encore le Centre universitaire de Luxembourg, « j’ai su que le droit allait me plaire : les juristes sont ceux qui savent chercher et savent ensuite interpréter, faire la part des choses et surtout accepter un point vue différent. » Françoise Thoma poursuit ses études à la Sorbonne, et elle suit aussi une formation en science politique. Plus tard, elle peaufinera sa formation à Harvard, avec un LL.M. en droit bancaire (l’équivalent d’un MBA pour les juristes), puis à Paris Assas pour un doctorat en droit.
Diplôme en poche, elle revient au pays et entame sa carrière comme avocat au cabinet Bonn, Schmitt et Steichen, où elle avait déjà effectué des stages de vacances. C’est là qu’elle découvre le secteur bancaire, un univers qu’elle n’avait pas ciblé, mais qu’elle apprivoise, appréciant sa dimension polyvalente et pragmatique. « L’équipe était réduite, on était moins spécialisés qu’aujourd’hui, je faisais du droit du travail, du droit commercial, du droit financier. »
On note parmi ses collègues chez Bonn, Schmitt et Steichen, un certain Luc Frieden. Elle refuse d’approfondir le sujet (« effectivement je le connais bien, mais il est inutile de revenir là-dessus »). Certains commentateurs la considèrent pourtant comme la « protégée » de celui qui est aujourd’hui Premier ministre. « Elle a fait sa carrière dans le sillage de Frieden, content de propulser une femme de compétence », glisse l’un d’eux.
Après cinq ans de cabinet, attirée par le droit européen, Françoise Thoma devient référendaire à la Cour de justice des communautés européennes. Une expérience « intéressante » à laquelle elle préfère « un cadre plus orienté vers la pratique. » Elle rejoint alors la Spuerkeess en 1999, au service juridique et contentieux. « Je sentais que l’on pouvait avoir une influence pratique sur les choses. » Sa ténacité et ses compétences lui permettent de progresser dans sa carrière et de s’élever dans la hiérarchie de la banque d’État. Elle grandit, en quelque sorte, avec la banque. « Quand j’ai commencé, la Spuerkess était plus locale. Les choses se faisaient de façon plus artisanale, avec moins de documents et plus de contacts. C'était un monde plus facile, mais je ne dis pas que c'était un monde meilleur. »
Quand la banque crée un secrétariat général en 2004, on lui en confie les rênes. Elle devient ensuite membre du comité de direction en 2009. À l’époque, elle est la seule femme à occuper un tel poste dans une grande banque luxembourgeoise. Un argument qu’elle ne veut pas mettre en avant. « Je n’ai jamais pensé en ces termes, mais j’avais conscience d’être précurseure et que ça me donnait une certaine responsabilité. » Elle n’aime pas parler de quotas ou de discrimination positive. Elle préfère évoquer les compétences, l’inspiration et la motivation.
Parallèlement, à son travail à la BCEE, Françoise Thoma a siégé au Conseil d'État sur le ticket du CSV, de 2000 à 2015, soit le plus long mandat possible. Elle a apprécié la diversité du travail de conseillère où « chaque projet est nouveau et il faut se familiariser avec chacun d’entre eux. » Là aussi, elle était une des rares femmes à accéder à ce poste, la troisième dans l'histoire de l’institution. (Aujourd’hui, elles sont sept sur 21, on est encore loin de la parité.) Après ces années au Conseil d’État, Françoise Thoma n’a pas poursuivi d’autres mandats politiques, mais elle voulait « faire quelque chose pour les personnes qui ne vont pas bien ». Très tôt, elle a réalisé son engagement social en tant que bénévole chez Caritas, puis au sein du conseil d’administration, « ce qui m’a permis de contribuer directement à des causes humanitaires et solidaires ». Elle quitte finalement le CA de la Fondation en 2015, « non par manque de conviction, mais parce que mes responsabilités professionnelles ne me permettaient plus d'assumer mon mandat avec la disponibilité requise. »
Juriste plutôt que banquière
Françoise Thoma a gravi les échelons en même temps qu'elle a gagné le respect de ses homologues de la Place. « Elle est très structurée et forte pour pointer les détails », constate un proche. « Dans un comité de direction, il faut avoir une vue large de l’entreprise et développer des domaines qu’on ne connaissait pas encore. Pour moi, c’était l’audit interne, par exemple. » Elle se souvient aussi avoir fait des « stages » en agence pour apprendre le terrain.
Quand, en 2014, la Spuerkeess est déclarée banque systémique, elle connaît « une montée en puissance très rapide. » Françoise Thoma estime qu’il a fallu adapter et changer beaucoup de choses avec des moyens humains et des capacités financières et techniques qui ne sont pas illimités. « Ça nous a propulsé dans une autre réalité. En tant que dirigeants, nous avons dû appréhender le nouveau contexte. Ce n’était pas toujours évident et ça explique quelques défis que nous avons eu à gérer par la suite. »
En 2016, Françoise Thoma est nommée directrice générale, succédant à Jean-Claude Finck, avec qui elle avait travaillé étroitement. « Proche du CSV, elle a pourtant été nommée par Pierre Gramegna, un ministre des Finances libéral », note un observateur. Pas la bonne carte, mais le bon sexe à un moment charnière où le gouvernement mettait un point d'honneur à favoriser la parité.
Le style de Françoise Thoma tranche avec celui de son prédécesseur, réputé sévère si pas « dictatorial ». On la dit plutôt hédoniste (« elle aime bien manger et sortir »), mais pas exubérante. « Elle représente une force tranquille, elle garde toujours son sang-froid et est toujours très posée dans tout ce qu’elle fait », reconnaît un cadre. L’intéressée confirme : « Je préfère emmener les autres dans les décisions, plutôt que de les imposer. »
Les compétences juridiques de la CEO ne sont jamais remises en question, elle est d’ailleurs vue comme « une juriste plutôt qu’une banquière ». « Je savais qu’il y avait des aspects que je devais approfondir et j’ai suivi des formations complémentaires. Ce n’est pas parce qu’on est le directeur général qu’on sait tout ou qu’on sait tout mieux que les autres. » Cela correspond au style de management inclusif et participatif qu’elle prône.
Pourtant, certains lui reprochent un manque « de vision stratégique et de perspective plus large ». « Elle a toujours été reconnue dans tout ce qu'elle a fait, mais lui manque peut-être cet aspect banquier, commercial, extraverti. » D’aucuns la décrivent d’ailleurs comme « une haut-fonctionnaire, un peu absente ».
Il faut dire que Françoise Thoma a tissé au fil du temps un réseau d’influence solide qui ne se limite pas à la finance. Elle figure dans les CA de Cargolux, Luxair, SES, Enovos ou Bourse de Luxembourg, ainsi qu’auprès de LuxFunds (qui rassemble les fonds de la BCEE sous un seul nom pour éviter le cumul de mandats), et plus récemment, chez Sofisa Finance SA, un fonds d’investissement où siège aussi la famille Leesch (Cactus). Elle ne veut pas commenter ses implications multiples, mais souligne qu’il « convient de prendre des responsabilités là où la Banque a des participations. Il s’agit de la bonne gestion du patrimoine de la BCEE ». En outre, elle considère qu’il est enrichissant et inspirant de rencontrer des réalités économiques un peu différentes. « Cela étant, si je dois faire des choix, la Banque passe toujours en premier. »
Améliorer les procédures
Donner la priorité à la BCEE a aussi été sa stratégie dans l’affaire Caritas. Elle avait défendu la banque, ses pratiques et ses collaborateurs devant les députés de la commission spéciale en affirmant que « les procédures internes ont été respectées et au vu de la nature des obligations de la banque, aucune faute dans le chef de la BCEE ne saurait être retenue » (selon le procès-verbal de la réunion du 5 mai 2025). Plusieurs députés de l’opposition estiment avoir été dupés. Ils considèrent que la déclaration de la directrice apparaît comme « fallacieuse », relevant que la CSSF avait prévenu d’une sanction trois jours avant l’audition. Dans une question parlementaire, Marc Baum (Déi Lénk), demande « si le gouvernement maintient sa pleine confiance en la directrice générale de la BCEE ». Les écologistes Sam Tanson et Djuna Bernard interrogent : « Suite à la sanction, des mesures concrètes ont-elles été exigées ou imposées par le ministère des Finances auprès de la direction de la BCEE ?» « Comment le gouvernement compte-t-il prévenir la persistance de problèmes structurels et systémiques au sein de la caisse d’épargne ?», interpellent les socialistes. L’opposition met aussi en cause la connaissance que le gouvernement avait de ces sanctions. « La question de la responsabilité politique se pose parce que la Spuerkeess appartient à l’État et qu’un représentant de l’État siège à son CA », déclarait Franz Fayot (LSAP) au micro de RTL.
« Nous avons été étonnés et tristes de l’interprétation de nos déclarations. Nous sommes allés devant la Chambre avec l'intention d'être le plus ouvert, le plus objectif et le plus complet possible. Mais la procédure de la CSSF n’est pas publique et toujours en cours. Nous ne pouvions pas en parler », se défend Françoise Thomas, répétant les mêmes éléments de langage au fil des cinq interviews qu’elle a données dans la même journée. Elle souligne également que des enquêtes internes ont été menées, dès que l’affaire a éclaté. « Nos collègues étaient extrêmement inquiets, ils vivaient dans l’insécurité de savoir si des fautes avaient été commises. Il était important de vérifier qu’ils avaient respecté les procédures en vigueur au moment des faits. »
Françoise Thoma a confirmé que la CSSF avait en 2020 relevé une série de faiblesses à redresser dans un laps de temps court. « Il restait une ou deux mesures plus étendues, portant sur des aspects plus structurels qui n’avaient pas encore été mises en œuvre. » Dans son communiqué de presse de la semaine dernière, la direction de la BCEE réitère qu'il est impossible de dire aujourd'hui si la fraude de Caritas aurait été découverte plus tôt si la BCEE avait appliqué des procédures différentes. « Si la fraude a pu être commise alors que les procédures ont été suivies, c’est que les procédures n’étaient pas assez robustes », insiste un observateur.
« La BCEE est une banque systémique, exposée à beaucoup de risques et soumise à la supervision, pas seulement de la route d’Arlon mais aussi de Francfort. Ça demande une autre dynamique, une perspective plus large que ce qui est actuellement en place », souligne un autre. Il rappelle que la Spuerkess a déjà été sanctionnée par la Banque centrale européenne pour avoir sous-estimé des actifs en fonction des risques. Même dans les rangs de la majorité, la question de la responsabilité des dirigeants est posée : « La banque de l’État doit être plus irréprochable que les autres banques de la place. On peut raisonnablement exiger que les mesures demandés par les superviseurs soient appliquées. Le plus haut niveau du management et le Conseil d’administration doivent en être responsables », déclare le député Laurent Mosar (CSV).
Consciente des réactions négatives et du climat de méfiance, la direction de la BCEE veut « mettre tout en œuvre pour restaurer la réputation de la banque au plus vite et au mieux. » On promet de tirer les enseignements de ce qui s’est passé pour améliorer les procédures mais aussi la culture interne. L’acquisition d’outils informatiques pour mieux détecter des schémas transactionnels qui peuvent révéler des fraudes ne suffira pas. La formation du personnel pour promouvoir la sensibilité au risque est également indispensable. « La place financière de Luxembourg a fait un très long chemin depuis 2013. On a éliminé largement les clients dont on ne voulait plus. Je pense qu'aujourd'hui, on est vulnérable sur un autre plan. On est une cible pour la fraude internationale et les cybercriminels internationaux. »
Les insuffisances dans les dispositifs de contrôle de la BCEE relevées par la CSSF ont été rendues publiques la même semaine que la cyberattaque dont Post Luxembourg a été victime. Les deux affaires ne sont évidemment pas liées, mais elles révèlent la fragilité structurelle des grandes entreprises étatiques. Cela pose des questions quant à la gouvernance de ces entités, notamment la nomination des conseils d’administration. La complexité des technologies et la sophistication croissante des fraudes exigent de plus en plus de compétence, de volonté. « On a tendance à placer dans les CA des personnes pour leur fonction, leur statut comme représentant de l’État ou d’un syndicat par exemple. Cela ne garantit pas forcément leur compétence », note un observateur.