Campagne 2009

Symbole d’une web-mutation de la campagne

d'Lëtzebuerger Land vom 11.06.2009

En 2004, internet n’était qu’une source d’information électorale secondaire, dans la mesure où seuls quatorze pour cent des électeurs déclaraient l’utiliser comme source d’information pour les élections nationales1. L’utilisateur-type était un homme, jeune avec un haut niveau d’éducation et susceptible de voter pour les Verts ou La Gauche. À cette époque internet était utilisé comme source d’information assez mineure, se situant au même niveau qu’un moyen aussi ancien de la démocratie, l’assistance à des meetings politiques, mais loin derrière les médias traditionnels d’informations que sont la télévision, la presse écrite et les « discussions entre amis », qui étaient mentionnés par plus de huit électeurs sur dix. 

En 2004, les partis faisaient une utilisation encore expérimentale d’internet dans leur communication politique : ils se sentaient obligés d’avoir un site web, sans cependant avoir une idée précise quant à son utilisation optimale ni de l’impact que celui-ci pourrait avoir sur l’électorat. C’est ainsi que certains partis comme l’ADR, le CSV et La Gauche avaient fait une utilisation rudimentaire du médium, tandis que le Parti communiste (KPL) n’avait pas de présence en ligne. Enfin, en 2004, un faible nombre de candidat(e)s s’était créé un site personnel : au­cun(e) candidat(e) pour les élections européennes n’en avait un, et seuls six candidat(e)s sur les 403 qui s’étaient présentés pour les élections nationales, en avaient développé un. 

En 2009, soit seulement cinq ans plus tard, internet s’est muté en un instrument majeur de la campagne. Il est possible d’identifier quatre faits marquants, qui, à nos yeux, caractérisent cette métamorphose : premièrement, une utilisation beaucoup plus importante des retransmissions audio-vidéo à travers les spots des candidat(e)s sur leur site ou celui de leur parti, mais aussi à travers les sites des médias (tels que, par exemple, les chats organisés avec les jeunes candidat(e)s sur rtl.lu). Cela a permis à des candidat(e)s peu ou pas connus d’acquérir une certaine visibilité. Deuxièmement, la campagne de 2009 a été caractérisée par le recours à des nouveaux sites de socialisation comme Facebook : un nom­bre important de candidat(e)s – entre autres le Premier ministre Jean-Claude Juncker, mais aussi Michel Wolter, Alex Bodry, Xavier Bettel, François Bausch, Roy Reding, David Wagner, etc. – y étaient présents et actifs. Facebook a été utilisé par les candidat(e)s non pas tant pour transmettre des messages politiques que pour créer un lien plus informel et personnel avec les électeurs. Il pourrait être comparé à une « vitrine politique personnelle » à travers laquelle les candidat(e)s tentent d’acquérir et de fidéliser leurs sympathisants en partageant des moments de leur vie privée et intime2. 

Troisièmement, les dernières élections ont été marquées par une utilisation plus importante des sites personnels, souvent sous la forme de blogs. On est passé de six sites personnels en 2004 à une vingtaine en 2009. Les blogs électoraux ont été utilisés par les candi­dat(e)s comme un moyen d’approfondir et d’analyser l’actualité. Ils se distinguent en ce sens de Facebook, dont l’objectif premier est la socialisation politique et non l’analyse politique. Enfin, la campagne internet a été caractérisée par l’apparition et d’emblée le succès public de deux nouveaux systèmes d’information politiques, à nos yeux complémentaires, pour les législatives : le site www.politikercheck.lu, qui permet aux électeurs de poser des questions aux candidat(e)s et le site www.smartvote.lu, qui permet aux électeurs de comparer sur base d’un questionnaire leurs positions personnelles avec celles des partis politiques et des candidat(e)s3.

Un succès pour une première : smartvote comes to LuxembourgPour la toute première fois au Luxem­bourg lors de ces élections de 2009, les électeurs ont donc pu s’informer de façon systématique sur les positions des partis et des candidats. Alors que Politikercheck offre la possibilité de poser des questions personnelles et d’interagir avec les candi­dat(e)s sur base d’une application également en ligne en Alle­magne, Autriche et Irlande pour les élections européennes, le système smartvote est quant à lui développé par l’association helvétique Politools basée à Berne. L’équipe de politologues du Programme de Gouvernance européenne de l’Université du Luxem­bourg a élaboré la version luxembourgeoise de l’instrument dans le cadre du projet de recherche Polux, financé par le FNR, qui s’attache à analyser la représentation politique au Luxembourg au moyen des nouvelles technologies de l’information. 

Outre l’élaboration d’une liste de 38 affirmations sur lesquelles les candi­dat(e)s étaient invité(e)s à se positionner, la version luxembourgeois de smartvote se distinguait de sa grande sœur suisse en permettant à l’utilisateur de se comparer à la position officielle des partis politiques, ce qui impliquait d’abord le codage de ces positions par l’équipe de recherche et ensuite la confirmation de celles-ci par les partis, qui étaient en outre invités, tout comme les candidat(e)s, à justifier et à commenter leur réponses et à indiquer l’importance qu’ils attachaient à chacune des 38 propositions. 

Tout comme la première tentative Suisse, lors des élections nationales de 2003, smartvote a amené plus de 50 pour cent des candidat(e)s aux élections législatives à répondre au questionnaire (236 candidat(e)s sur 452, soit 52 pour cent de l’ensemble) et sept des huit partis en compétition ont accepté de participer à l’exercice4. Le succès de l’instrument mis en ligne le 7 mai, soit un mois avant les élections, a été phénoménal : dimanche dernier on dénombrait plus de 37 000 profils politiques établis sur le site. Ces profils correspondaient à des calculs de proximité politique demandés par les internautes soit vis-à-vis des partis, soit vis-à-vis des candidats qui se présentaient aux électeurs. 

La moyenne quotidienne d’établissement de classements de partis ou de candidat(e)s selon leur proximité avec l’utilisateur fut donc de plus de 1 150 calculs par jour, avec des pointes journalières de près de 3 800 pour le jour de la mise en ligne et de plus de 2 300 pour la veille du scrutin. Ces pics d’utilisation témoignent d’une part d’une grande curiosité vis-à-vis de l’outil dès la médiatisation de sa mise en ligne, mais aussi de son utilisation comme source d’information juste avant l’acte de voter (au Luxembourg comme ailleurs, la décision quant au choix électoral se fait de plus en plus tardivement, voir Dumont et al. 2006 – le jour même du vote, soit dimanche 7 juin, plus de 1 500 profils étaient encore établis). 

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce succès public de smartvote au Luxem­bourg dès sa première édition. Deux d’entre elles sont liées au système électoral en vigueur. Tout d’abord, l’obligation de voter. Au Grand Duché comme en Belgique et un nombre restreint d’autres pays au monde, les citoyens ont l’obligation de se rendre aux urnes afin d’exprimer leurs préférences quant à la représentation politique du pays et donc la composition de la Chambre des Députés. L’accès à une source d’information permettant de comparer systématiquement l’offre politique en compétition sur les mêmes thématiques et de les situer par rapport aux leurs a sans doute permis à une partie des internautes de mieux se préparer avant d’effectuer leur devoir civique en abordant les programmes des partis et les positions individuelles des candidat(e)s de façon plus ludique. Deuxièmement, la possibilité offerte par le système électoral luxembourgeois (tout comme en Suisse) de voter de façon préférentielle pour un(e) ou plusieurs candi­dat(e)s sur une ou plusieurs listes. La mise en avant des positions personnelles des candidat(e)s par l’entremise de smartvote répond en quelque sorte à cette caractéristique du personnel politique des partis politiques au Luxembourg, qui est d’être susceptible de pouvoir attirer des voix d’électeurs votant par ailleurs principalement pour des personnalités d’un ou plusieurs autres partis. 

Une innovation en discussion 

Même si le potentiel de panachage est valorisé au moment de la sélection des candidat(e)s sur les listes des partis, une réserve pouvait être émise quant à l’impact de l’instrument sur le vote, en considérant que celui-ci pouvait favoriser davantage encore le vote panaché entre candidat(e) de plusieurs listes. Sans entrer ici dans une discussion plus profonde de la différence de « qualité » d’un vote panaché plutôt qu’un vote de liste pour la représentation politique, notons que le vote préférentiel permet aussi de choisir des candidat(e)s également au sein d’une même liste, et qu’un système d’informations sur les positions personnelles permet ainsi aussi d’effectuer un choix informé parmi les personnes qui se présentent au nom d’un même parti. 

Deuxièmement, des niveaux importants de vote préférentiel ont été enregistrés bien avant l’avènement d’internet et des systèmes de ce type, comme en 1974, qui constituait un record seulement battu à partir de 1999 et d’élection en élection depuis lors. Pour autant, si 2009 marque un nouveau record, l’augmentation est moins importante en comparaison avec les législatives précédentes qu’entre 1999 et 2004. Enfin, smartvote ne renseignait pas l’internaute uniquement sur les positions des candidat(e)s qui s’y enregistraient de manière volontaire mais aussi sur celles des partis, extraits de programmes et justifications de positions à l’appui. 

Les citoyens ont d’ailleurs fait un usage équilibré des deux types de calculs de proximité à leur disposition : parmi les 37 000 profils établis, 53,7 pour cent concernaient les candidats et donc 46,3 pour cent étaient effectués afin de connaître les proximités de l’utilisateur avec les partis en compétition. Le pourcentage d’internautes exclusivement intéressés par le classement des candidat(e)s les plus proches de leur positionnement personnel et donc davantage susceptible d’émettre un vote préférentiel est donc minime. Des analyses plus poussées dans le cadre du projet Polux permettront néanmoins d’évaluer l’impact potentiel de l’instrument sur le type de vote émis par les utilisateurs de smartvote

Des réserves d’ordre davantage métho­dologique pouvaient également être avancées vis-à-vis d’un outil comme smartvote. La première, et sans doute la plus générale, portait sur le danger d’une simplification à outrance des termes de la compétition électorale. Malgré l’intention louable d’informer les citoyens de façon ludique, on pouvait craindre que l’instrument réduise le débat démocratique à une caricature en demandant aux candidat(e)s et partis de se positionner sur une échelle en quatre positions (« oui », « plutôt oui », « plutôt non », « non ») sur un nombre limité de propositions. Les thématiques abordées par smartvote couvraient cependant un spectre assez large, incluant les valeurs politiques mais aussi les politiques publiques menées (en se basant sur une rétrospective des débats de la législature passée) et désirables (par la lecture des programmes et prises de position des partis sur les enjeux présents et futurs au cours de la pré-campagne), notamment dans les domaines économique, éthique et social, sur la politique extérieure et sur la vie politique en général au Luxem­bourg.

Afin de bénéficier de façon optimale des avantages du système en termes de calculs de proximité, une constante dans le choix des propositions a été de permettre la distinction de positions entre au minimum un parti et les autres, sans pour autant rechercher à susciter une polarisation systématique des réponses. D’ailleurs, au niveau des partis, le pourcentage de réponses radicales, soit « oui » ou « non », sur les 38 propositions varie d’ailleurs entre 21%, pour le CSV, et 73% pour le KPL, et la moyenne de ces réponses pour l’ensemble des 236 candidat(e)s est de 51%. Pour chacune des propositions, une explication de la situation légale ou factuelle sur l’enjeu en question était donnée aux internautes pour leur permettre de bien comprendre la proposition sur laquelle ils et elles étaient invité(e)s à se positionner. Les réponses des partis étaient quant à elles documentées par des extraits et des renvois aux programmes et autres documents officiels exposant les idées des partis de façon plus complète. Les états-majors des partis pouvaient en outre spécifier l’importance qu’ils accordaient à chaque proposition. 

Enfin, les candidat(e)s ont fait un large usage des possibilités de justifier ou nuancer leur réponse, puisque 55 pour cent des candidat(e)s l’ont fait pour au moins une des 38 propositions. Parmi ces commentaires ajoutés par les candidat(e)s eux(elles)-mêmes, on peut trouver des remarques sur la formulation des propositions. Par exemple, l’affirmation « Le Luxem­­bourg ne devrait plus dépendre du nucléaire même si cela se traduit par une augmentation de la facture énergétique » a été considérée par certain(e)s candidat(e)s comme fallacieuse, car elle conduirait l’internaute à supposer que la fin du recours à l’énergie nucléaire entraînerait, sinon certainement, du moins probablement une augmentation de la facture énergétique. Il était demandé de réagir à cette affirmation que l’on pourrait imaginer issue d’un journal ou d’un programme d’un parti, qui par ailleurs sous-entend « en toutes circonstances » par l’utilisation de « …même si… » avant d’évoquer la hausse de la facture comme possibilité parmi d’autres (il n’est, en d’autres termes, nullement indiqué que c’est nécessairement le cas), et c’est que certain(e)s candidat(e)s ont tenu à préciser dans la rubrique « commentaires » qui leur était ouverte. 

En conclusion, quelques uns des dangers potentiels d’un tel système ont été endigués lors de la préparation de l’outil luxembourgeois et l’utilisation responsable des candidat(e)s et des partis a permis au contraire de mettre clairement en avant les bénéfices qu’il peut produire tant pour la population que pour les acteurs politiques. 

Et demain ? 

L’exploitation scientifique des données ouvre des nouveaux champs de recherche que nous allons analyser dans les mois à venir dans le cadre du projet Polux. Elle rendra possible une analyse comparée innovante du positionnement officiel des partis politiques sur l’ensemble des affirmations5. Elle permettra, d’autre part, une analyse approfondie du positionnent des candidat(e)s non seulement par rapport à la position officielle des partis politiques auxquels ils/elles appartiennent, mais également en fonction de différentes caractéristiques comme le sexe, l’âge, la circonscription électorale, etc. 

Enfin, nous allons étudier le profil socio-démographique et les préférences politiques des utilisateurs grâce aux données anonymement recueillies auprès des internautes qui se sont enregistrés sur le système. Ceci nous conduira par la suite à comparer ces profils aux données de sondages électoraux « classiques » et d’évaluer les biais induits par l’utilisation de ce nouveau moyen de connaissance des valeurs politiques des électeurs, qui ne suppose pas de les contacter mais de les laisser venir à l’instrument en ligne en leur offrant un service en retour, la découverte de leurs proximités politiques avec l’offre politique en compétition. L’enjeu de l’étude de ces biais est de mettre à jour des paramètres qui permettront un jour peut-être, sans doute plutôt après-demain que demain, d’enquêter sur les valeurs et comportements électoraux au moyen de systèmes d’information du type smartvote. 

Raphaël Kies est chercheur principal du projet Polux à l’Université du Luxembourg, Patrick Dumont est chercheur en sciences politiques à l’Université du Luxembourg, en charge des volets européens des projets Polux et Elect.

1 Voir Dumont, P., Fehlen, F., Kies, R. et Poirier, Ph. 2006. Les élections législatives et européennes de 2004 au Grand-Duché de Luxembourg. Rapport élaboré pour la Chambre des Députés. Luxembourg : Service central des imprimés de l’État, 493 pages

2 Josée Hansen : « Human after all », d’Lëtzebuerger Land, 12 décembre, 2008.

3 En outre, le site www.euprofiler.lu donnait le type de service aux citoyens en ce qui concerne les élections européennes, offrant les positions des partis tant au Luxembourg que dans les 27 États-membres. 

4 Pour les élections nationales de 2007, le taux de candidat(e)s enregistrés sur le système smartvote en Suisse est passé à plus de 85 pour cent, indiquant là l’intérêt bien compris des candidat(e)s à publiciser et justifier leurs positions sur ce type de support afin d’attirer l’attention des électeurs. 

5 Pour une première analyse journalistique de ce type, voir l’article de Pierre Lorang « Die Parteien und ihre Jagdgründe », Luxemburger Wort, 4 juin 2009. 

Raphaël Kies
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