L’autopartage pourrait changer la façon dont nous nous déplaçons, mais surtout dont nous occupons l’espace public. Le principe peine encore à s’imposer, mais peut devenir un outil d’aménagement des communes

Seize voitures, une place de parking

d'Lëtzebuerger Land du 25.03.2022

Le million Le 17 mars dernier, la soixantième station du réseau Flex des CFL était inaugurée dans le quartier du Grünewald au Kirchberg. Sur la photo officielle, François Bausch, ministre de la Mobilité et des Travaux publics (Déi Gréng) affiche un grand sourire. Il est entouré de représentants de CFL Mobility, de Flex carsharing et du Fonds Kirchberg. L’opération de communication est menée avec chiffres à l’appui : « Rien qu’en 2021, Flex Carsharing a enregistré une augmentation de plus de cinquante pour cent de clients et une hausse de soixante pour cent de réservations. Sur l’année écoulée, nos clients ont parcouru plus d’un million de kilomètres avec les véhicules Flex », a déclaré Jürgen Berg, directeur général de CFL Mobility et exploitant de Flex. Un événement qui tombe à pic dans le calendrier puisque, la veille, une équipe internationale de consultants, dirigée par Mobility Société Coopérative (Suisse), avait présenté ses analyses sur l’autopartage au Luxembourg dans un rapport commandé par le ministère.

Avec 1,56 voiture par ménage (ou 676 véhicules pour mille habitants, chiffres Eurostat), le Luxembourg ressemble plus à des villes nord-américaines comme Denver, Portland, Calgary ou Houston qu’aux villes européennes comme Brême, Bergen ou Gand, pionnières en matière d’autopartage qui affichent moins d’une voiture par ménage. Cela se ressent sur les routes, avec un trafic dense et cela se voit dans les rues, avec des emplacements de parkings saturés. Si le covoiturage (carpooling) entend répondre à la première problématique, réduisant le nombre de voitures circulant sur les routes en même temps, l’autopartage (carsharing) s’attaque à la deuxième en diminuant le nombre de véhicules garés au même moment. Du point de vue des politiques publiques, la mise en œuvre des deux aspects, en combinaison avec une offre de transport multimodale (y compris la marche et le vélo) fait sens, pour qu’une voiture ne soit pas forcément nécessaire pour les trajets quotidiens (travail, formation, approvisionnement). Des études menées à Brême, la ville qui a mis en place le premier plan d’action pour l’autopartage au monde (en 2009), montrent un taux de remplacement de un pour seize. C’est-à-dire que chaque véhicule en autopartage génère un allégement de seize voitures supprimées ou non achetées. Mobility en Suisse calcule une moyenne de un pour douze, certaines ville vont jusqu’à un pour vingt.

Trop de vignettes « Les voitures garées dans les rues sont des objets privés dans l’espace public. Si vous y mettiez un canapé, vos voisins auraient vite fait d’y voir une nuisance », résume Christian Reuter, premier conseiller de Gouvernement au ministère de la Mobilité. Il poursuit : « moins de stationnement permet de libérer de l’espace public pour d’autres usages, des pistes cyclables par exemple ». Patrick Goldschmidt (DP), échevin à la mobilité de la Ville de Luxembourg acquiesce : « Le remplacement de plusieurs voitures privées par une seule voiture utilisée en commun, permettrait de réduire le besoin de places de stationnement. On distribue aujourd’hui 55 000 vignettes de stationnement résidentiel. C’est beaucoup trop. Nous allons mener des analyses pour comprendre l’utilisation réelle des stationnements dans les différents quartiers. D’ici deux à trois ans, il y aura sûrement des changements profonds ». La Ville de Luxembourg a déjà considérablement réduit le nombre de places de parking en surface dans les rues du centre ville pour orienter les voitures vers les parkings souterrains. « La transformation du côté gauche du boulevard Prince Henri en piste cyclable et les aménagements futurs à la place de la Constitution vont encore pousser dans ce sens », admet-il.

4 000 euros D’un point de vue privé, l’autopartage représente une alternative pour remplacer un véhicule qui roule peu : À la place de la voiture de citadins qui utilisent plutôt les transports en commun ou le vélo pour se rendre au travail ou de la deuxième, voire troisième voiture de ménages moins bien desservis. Les études internationales estiment l’économie à quelque 4 000 euros annuels entre les taxes, assurances, entretiens et les autres frais fixes. Une enquête réalisée par Carloh (le système d’autopartage de la ville de Luxembourg) en 2017 montre que 71 pour cent de leurs usagers n’ont pas de voiture à la maison, 25 pour cent ont une voiture à la maison, le reste, plus de deux voitures. Toujours à Brême, les clients des voitures partagées déclarent à 80 pour cent qu’ils achèteraient à nouveau une voiture si l’offre disparaissait.

Si l’intérêt de l’autopartage n’est plus à prouver, son développement reste timide au Luxembourg. Les deux opérateurs en place offrent à peu près les mêmes services : la réservation et l’accès 24h/24 et 7j/7, les possibilités de réservation même pour de courtes périodes d’utilisation (à partir d’une heure), la facturation en fonction du temps de trajet et du kilométrage parcouru (les prix varient selon le type de véhicule et la formule d’abonnement). Dans le cas de Flex (qui dépend des CFL), comme de Carloh (de la Ville de Luxembourg), le véhicule doit être restitué là où il a été emprunté. Au total, 122 véhicules sont à la disposition du public au Luxembourg, dont 35 dans la capitale, chiffre qui devrait grimper dans les deux années à venir. « D’ici deux à trois ans, en fonction des marchés publics, nous allons passer à 52 voitures sur 28 stations et nous allons redéployer les stations pour mieux coller à la demande », explique Patrick Goldschmidt.

Parmi les principaux obstacles au succès de l’autopartage au Luxembourg, Arnd Bätzner, un des auteurs du rapport cite : « Les conditions très attractives pour la possession d’une voiture privée et l’accès bon marché ou gratuit aux places de parking. Pour rendre l’offre attractive, il faut surtout installer les voitures dans des endroits publics bien visibles et accessibles. » Aujourd’hui le réseau Flex est surtout présent dans les gares, avec la promesse d’une connexion au réseau ferré et aux bus. Les auteurs recommandent « d’aller aussi dans les quartiers résidentiels, notamment en périphérie, et près des commerces, au service et à proximité de la population ». Différents types d’implantations ou de lieux d’application sont recommandés selon les zones en insistant toujours sur la visibilité, l’accessibilité et l’intégration au tissu urbain et social. Par exemple, pour les « petites villes, les stations d’autopartage doivent être situées à un endroit central et facilement accessible, en coopération avec l’administration communale ou les entreprises commerciales en tant qu’utilisateurs clés ». Ils suggèrent aussi « la mise en œuvre de modèles d’itinérance avec des fournisseurs d’autopartage en dehors du Luxembourg qui renforcerait le tourisme durable avec un arrivée de l’étranger par le train et la disponibilité d’une voiture au Luxembourg en cas de besoin ».

Code de la route Ces propositions se heurtent à l’absence de cadre juridique pour réserver des places de stationnement aux voitures en autopartage. Pour contourner ce problème, Carloh a installé ses stations en premier lieu sur des terrains appartenant à la Ville de Luxembourg (y compris dans des parkings souterrains, peu visibles) et Flex dans les gares. Mais pour un développement à la long terme, la sécurité juridique de l’installation de stations d’autopartage dans l’espace routier est indispensable. « Une nouvelle loi va être proposée pour autoriser les communes à réserver les emplacements potentiels. Il faudra aussi intégrer un panneau de signalisation similaire à celui des stations de taxis au code de la route », explique Christian Reuter qui espère voir le texte voté « avant la fin de cette législature ». Prudent, il insiste sur la sacro-sainte autonomie des communes en indiquant que c’est à elles de déterminer la pertinence et l’emplacement des stations.

Un autre potentiel de développement est l’intégration des voitures partagées aux constructions neuves de résidences et surtout de nouveaux quartiers. « L’autopartage peut contribuer à une meilleure utilisation de l’espace et à une réduction des coûts de construction lors de nouveaux projets, car moins d’espaces de stationnement sont nécessaires », note le rapport. Construire une place de parking souterrain coûte entre 40 000 et 60 000 euros. « Une voiture et une place de parking en moins, cela signifie une ou deux chambres en plus pour les enfants », calcule Arnd Bätzner. Les bailleurs sociaux que sont le Fonds du Logement et la SNHBM (Société nationale des habitations à bon marché) sont particulièrement intéressés par la possibilité de réduire le nombre de places de parking, souvent considéré comme trop élevé en particulier dans le secteur du logement social. « Alors que pendant longtemps, les PAP demandaient une place de parking par appartement, on est descendu aujourd’hui à 0,8 et même 0,5 pour des nouveaux projets comme la Porte de Hollerich », indique Patrick Goldschmidt.

Les femmes et les jeunes L’un des indicateurs du succès de l’autopartage est le taux d’occupation. Au Luxembourg, les deux réseaux affichent un taux autour de quinze pour cent, chiffre qui connaît une croissance constante, mais qu’il importe de développer à travers de nouvelles offres ciblées. Contrairement à d’autres pays, il y a ici une certaine homogénéité de la clientèle, car la majorité des utilisateurs sont des hommes – plus des deux tiers – et ont entre 25 et 40 ans. Une plus grande diversité de véhicules permettrait d’élargir la clientèle avec, par exemple, des voitures adaptées aux familles (et avec des sièges pour enfants), des boîtes de vitesses automatiques, des breaks ainsi que des véhicules plus grands (en particulier des véhicules de livraison dans les zones commerciales centrales et les quartiers centraux mixtes). Une diversité des structures de tarification est aussi recommandée : à la journée, à la semaine, pour étudiants (qui le plus souvent ne possèdent pas encore de véhicule), pour nouveaux arrivants, pour entreprises... La flexibilité de trajets uniques et de free-floating (où l’on rend le véhicule ailleurs que où on l’a pris) est un des axes à ne pas négliger, même si le rapport ne le considère pas comme un must have, mais plutôt comme un argument pour « appâter » de nouveaux clients

Plus d’emplacements, plus de voitures, plus de flexibilité, le déploiement d’offres à grande échelle et la conquête des segments de clientèle nécessitent des capitaux importants. « Quand on a lancé un appel international en 2011, on n’a pas trouvé un opérateur privé prêt à se lancer seul », rappelle Patrick Goldschmidt qui précise que la Ville est très largement majoritaire dans l’opération, détenant 99 pour cent du capital de Carloh (l’opérateur international Cambio garde le dernier pour cent). La problématique de la rentabilité était donc déjà connue. Les entreprises de droit privé que sont Carloh et Flex sont toujours sous perfusion publique. « Il n’est pas recommandé d’atteindre le plus rapidement possible la rentabilité, mais de continuer à mettre l’accent sur la croissance du marché », estime le rapport. « Le bénéfice à long terme pour le Luxembourg en tant que système global de transport est de voir l’autopartage non seulement établi, mais avec un marché développé de manière durable pour que la mobilité partagée au Luxembourg s’intègre naturellement dans le système global. »

Fusion Compte tenu de ces coûts et de la taille du marché, une coopération entre les deux opérateurs d’autopartage est sur toutes les lèvres. Au minimum, la mise en place d’une interface unique pour les systèmes de réservation de Flex et Carloh (éventuellement complétée par des prestataires étrangers) permettrait de créer, du point de vue du client, une offre cohérente et étendue, où tout le monde peut avoir accès aux véhicules des deux opérateurs. Du côté du ministère de la Mobilité, on plaide pour « plus de synergies » et « une intégration » entre les deux dispositifs, non seulement pour faciliter « l’utilisation par les clients » mais aussi « pour la rentabilité du système ». À la Ville de Luxembourg, on se montre plus prudent : « D’un point de vue économique, il serait facile de dire, prenez tout, gérez tout. Mais il faut que la Ville puisse garder un levier sur les questions de mobilité sur son territoire et s’adapter aux demandes des habitants », détaille Patrick Goldschmidt qui ne voudrait pas avoir l’air de se laver les mains de cette épineuse question ou de se « débarrasser du produit ». « Il faut qu’on trouve une solution ensemble et ça prendra un peu de temps, en fonction du développement des réseaux. » L’échevin note encore que l’autopartage tel qu’on le connaît aujourd’hui va sans doute encore évoluer. Avec l’augmentation du prix des véhicules et des carburants, on pourrait voir se développer des services de ce type proposés par les loueurs automobiles traditionnels, voire par les concessionnaires et les garages.

France Clarinval
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