Les ressortissants africains d’Ukraine continuent de subir un « traitement différencié » pour ne pas dire raciste

L’insupportable deux poids deux mesures

d'Lëtzebuerger Land vom 25.03.2022

Un mois que tonnent les canons de la guerre russo-ukrainienne à travers l’Europe. Le conflit a jeté dix millions d’Ukrainiens sur les routes de l’exode dont plus de trois millions ont été accueillis dans plusieurs pays européens. Dimanche passé, l’Agence des Nations-Unies pour les Réfugiés (HCR) estimait à 3 398 044 le nombre d’Ukrainiens qui ont quitté le pays depuis le jour de l’invasion russe (24 février 2022). De son côté, l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) a déclaré, le 16 mars, que 162 000 ressortissants de pays tiers avaient fui l’Ukraine pour les États voisins. Parmi eux, des milliers de ressortissants africains, souvent des étudiants. Récemment, plusieurs dizaines d’entre eux sont parvenus à rejoindre Luxembourg-Ville, Bruxelles, Paris ou Genève.

Welcome and not welcome

Tandis que chacune de ces capitales déploie une belle solidarité et une ferveur d’accueil pour les réfugiés ukrainiens, il en va tout autrement pour les ressortissants africains fuyant le même pays en guerre... Membre du collectif luxembourgeois « Urgence Afrique Ukraine » et spécialiste en droit des réfugiés, Me Françoise Nsan-Nwet tient d’abord à nous livrer un préambule juridique destiné à éviter toute confusion : « De facto, les Ukrainiens sont des réfugiés venant d’un pays en guerre, reconnu comme tel par la Communauté internationale. Mais il faut savoir qu’à la place d’une procédure d’asile débouchant sur un statut de réfugié, l’Europe a réactivé une directive ancienne pour leur permettre d’obtenir une protection temporaire. C’est une manière pour les pays européens de ne pas prendre position dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. Car, si on leur accorde le statut de réfugiés, cela signifie que l’on reconnaît que les Ukrainiens sont agressés. Même si cela est répété à foison dans le discours médiatique, c’est plus délicat de le reconnaître sur le plan politique... Une situation semblable prévaut pour les Palestiniens : ils ont une protection temporaire et non un statut de réfugié, car on ne veut pas prendre politiquement position et les reconnaître comme agressés, et donc persécutés, par Israël. »

En charge de sept réfugiés africains d’Ukraine, Me Nsan-Nwet poursuit : « Lorsque les ressortissants africains arrivent au Luxembourg, leur dossier est simplement enregistré pour l’hébergement ». L’avocate enchaîne sur l’absence de protection concernant ses clients : « Ces sept dossiers sont des cas fort différents les uns des autres. Mais je n’ai pas vu un seul Ukrainien au cabinet. Pour eux, le parcours est tellement balisé vers la Direction de l’immigration qu’ils n’ont pas besoin d’avocats. Ce qui n’est pas le cas pour les ressortissants africains... En clair : on ne leur donne aucune protection administrative, ils n’ont pas le droit de travailler ni d’obtenir une inscription à l’Université, pour les étudiants. Quand l’émotion va retomber, ces ressortissants africains vont se retrouver dans la situation des ‘réfugiés Dublin’. C’est un mini-système, appelé Dublin, dans lequel des personnes sont répertoriées, on détient leurs empreintes digitales et comme, sur le plan administratif, ils sont illégaux : ils ont vocation à être expulsés… »

Sur base de son expérience, l’avocate affirme ensuite qu’il est indispensable d’accompagner les réfugiés lors de leur inscription. « Certains fonctionnaires de la direction de l’Immigration refusent d’inscrire les personnes. Comme ils ne veulent pas leur donner un titre de séjour – c’est la réalité ! –, et que la loi le leur permet, ils font attendre ces ressortissants africains, de un à trois mois, jusqu’à ce que la situation extérieure ait changé. C’est-à-dire que le pays qu’ils ont fui ne soit plus considéré ‘en guerre’, qu’ils n’aient plus vocation à être des réfugiés. Pour finalement leur déclarer qu’ils n’ont droit à aucun type protection et doivent quitter le Luxembourg. »

En somme, pour la spécialiste en droit des étrangers, cela ne fait aucun doute : « La solidarité dont on fait preuve chez nous envers les Ukrainiens ne s’applique pas aux Africains qui ont fui l’Ukraine. Au Luxembourg, on leur donne un toit dans les centres d’hébergements d’urgence, mais nous n’avons toujours aucune information quant à leur situation administrative… »

Flou et refus en Belgique

Conseillère communale PS dans la commune bruxelloise de Jette, Mauricette Nsikungu-Akhiet héberge depuis trois semaines son cousin Idriss. Un étudiant congolais en économie qui a pu fuir la capitale ukrainienne, quelques jours après l’invasion russe.

« Peu avant le 24 février, j’ai pris contact téléphonique avec Idriss car les tensions étaient déjà à leur comble ; les menaces d’un conflit, répétitives », nous explique l’élue socialiste. « Idriss m’a rassuré en disant qu’il allait bien. Deux jours plus tard, c’était la guerre ! Les alentours de Kiev ont été bombardés par l’armée russe. Je lui envoie des messages qui restent sans réponse... Mon inquiétude monte. Finalement, Idriss parvient à m’appeler : il avait réussi à quitter Kiev, avec un groupe d’amis étudiants, et se dirigeait vers la frontière polonaise ».

Idriss mettra trois jours à franchir la frontière ukraino-polonaise. Ne souhaitant plus être médiatisé, l’étudiant congolais a livré, le 15 mars dernier, son unique témoignage à la télévision publique belge : « Les gardes-frontières ukrainiens nous ont dit de faire deux files. Celle avec les Ukrainiens qui pouvaient passer et celle avec mes frères africains, noirs et algériens, où nous ne pouvions pas passer. Cette sélection ne nous plaisait pas et on se demandait à quoi elle était liée ? »

Un traitement différencié qui se poursuit en Belgique où ces étudiants africains espéraient pouvoir continuer leurs études. Sur la base de la Directive européenne sur la protection temporaire, l’Office des étrangers enregistre uniquement les personnes de nationalité ukrainienne ainsi que leurs proches. De leur côté, les étudiants congolais d’Ukraine qui ont sollicité des universités belges afin d’y poursuivre leurs études ont aussi été déboutés.

Apartheid à la frontière

« Les sept ressortissants africains d’Ukraine, ajoutés aux récits des étudiants marocains à Paris, m’ont tous confirmé cette ségrégation pratiquée par les autorités ukrainiennes avant la frontière polonaise », déclare Françoise Nsan-Nwet. « Il y avait deux portes : une pour les Ukrainiens et une autre pour les non-Ukrainiens. Et quand ils passaient ce premier obstacle, il y avait encore trois autres portes pour les non-Ukrainiens … C’était catastrophique ! Ces jeunes m’ont raconté des choses que je n’avais plus entendues depuis l’époque de l’apartheid. Oui, c’était de cet ordre-là ! »

Après avoir subi discriminations racistes et violences psychologiques durant leur exode, les ressortissants africains continuent de subir un « traitement différencié » pour ne pas dire raciste. Malgré les refus belges, français et luxembourgeois de leur accorder la protection temporaire, n’existe-il aucun compromis politique ? « Si, absolument ! », répond Françoise Nsan-Nwet. « Les gouvernements peuvent tout faire. Les autorités, et même les universités, peuvent faire jouer sur la situation d’exception. La loi stipule qu’il faut avoir l’inscription du pays d’origine pour demander un titre de séjour. Le fait que la personne soit déjà sur le territoire est un cas de force majeure dû à la guerre. Dès lors, on peut autoriser ces jeunes à s’inscrire à l’université et, avec cette inscription, obtenir un titre de séjour en tant qu’étudiant. Les autorités ont la possibilité de le faire ! »

Sans-papiers aussi en France

Le cas de Marocains, dont l’avocate luxembourgeoise s’occupe à Paris, confirme, cette fois, le peu d’empressement des autorités françaises à balayer toute suspicion de traitement raciste envers certains réfugiés. « Je suis en contact avec une étudiante marocaine arrivée d’Ukraine en France. », démarre Françoise Nsan-Nwet. « Cette jeune femme a entendu le discours d’accueil qu’on répète aux Ukrainiens : ‘Enregistrez-vous à la préfecture, on vous protègera, vous aurez le même statut, le droit de faire des études’, etc. Elle et une dizaine d’autres étudiants dans son cas sont partis s’inscrire dans les Universités. Là-bas, on leur a dit : ‘On ne peut pas vous inscrire totalement parce que vous n’avez pas votre titre de séjour.’ On va vous faire une inscription provisoire. Dès que vous aurez votre titre de séjour, nous finaliserons votre inscription’ », poursuit l’avocate.

« Lorsque les étudiants sont revenus à la préfecture pour chercher leur titre de séjour, on leur a dit : « Les informations ont changé : il faut attendre ! ». Cela fait plus de trois semaines qu’ils sont arrivés en France et ils n’ont toujours rien ! Ni convocation à la préfecture, ni la possibilité de s’inscrire à l’université… »

Amertume et appel

« J’ai reçu une gifle avec cette histoire. Très sincèrement. », nous confie l’élue belgo-congolaise Mauricette Nsikungu-Akhiet. « Je ne parviens pas à comprendre… Des millions de personnes fuient un pays qui est en guerre et, dans le pays en paix où elles arrivent, elles sont confrontées à un traitement différencié. C’est une forme de violence exercée contre ces personnes qui ne sont pas ukrainiennes blanches. Personnellement, j’en arrive à me dire que ma carte d’identité belge, cette carte verte, que vaut-elle finalement ? Je ne comprends pas ce deux poids deux mesures ».

Pour autant, la conseillère communale entrevoit-elle un espoir après la médiatisation belge de ce deux poids deux mesures ? « Non, je n’ai pas l’impression que s’installe un débat médiatique ou citoyen », répond avec amertume Mauricette. « Exceptées notre conférence de presse et de rares émissions de radio, le consensus actuel, c’est de mettre en avant l’accueil, l’aide et le support que la Belgique donne aux Ukrainiens. Toutes les autres questions sont éludées et inaudibles. Notamment parce que les médias sont focalisés sur l’autosatisfaction avec laquelle on accueille les Ukrainiens. C’est d’autant plus frustrant que nous, nous voyons une autre réalité cruelle ; celle d’Idriss, de Ruth, de Gloria, de Nathan et de tant d’autres… »

Pour sa part, Françoise Nsan-Nwet lance un appel aux autorités luxembourgeoises afin qu’elles « clarifient » la situation. « Les ressortissants africains venus d’Ukraine ont besoin d’une clarification de leurs droits administratifs. Lorsqu’on est d’origine africaine, qu’on avait d’un visa étudiant délivré en Ukraine, et qu’on a fui ce pays en guerre : que se passe-t-il un fois arrivé au Luxembourg ? Ont-ils le droit de rester ? »

Et l’avocate de conclure : « Jusqu’au plus haut niveau européen, nos autorités disent qu’il n’y a pas de racisme ni de traitement différencié contre les Africains d’Ukraine. Très bien ! Alors que notre ministre compétent, Jean Asselborn, clarifie la situation administrative de ces ressortissants africains. Une de mes clientes, Camerounaise, a une petite fille de six ans, née en Ukraine ; donc, de nationalité ukrainienne. La petite n’est toujours pas inscrite à l’école... Je n’ignore pas qu’il y a un problème de places d’accueil en milieu scolaire, mais je dois constater que ce type de problème n’existe plus pour les enfants ukrainiens blancs ». Contacté par le Land, le ministère de l’Éducation nationale réfute « de manière véhémente ce reproche ». Très peu d’enfants ukrainiens seraient actuellement inscrits et scolarisés : « Les enfants de réfugiés sont scolarisés dès que les procédures d’immigration obligatoires de l’ONA [Office national d’accueil] et de la Santé seront finalisées. »

Olivier Mukuna
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