Par ses jugements dans les affaires Amazon et Engie, le Tribunal de l’Union européenne s’exonère de la politisation de la Commission européenne et de la vie économique

Apolitique

d'Lëtzebuerger Land vom 14.05.2021

An 7 après JCJ Le président du Tribunal de l’Union européenne, Marc van der Woude, a rendu mercredi matin deux verdicts attendus par les communautés politique et économique. Le bras judiciaire de l’UE a statué sur les recours du Luxembourg en annulation de décisions de la Commission européenne en matière fiscale, dans les dossiers Amazon et Engie. Sous le regard du poète Fernando Pessoa peint par Antonio Costa Pinheiro, une œuvre surréaliste accrochée dans la salle d’audience, le magistrat a statué sur le droit et désamorcé les affects politiques des affaires. On revient de loin.

En 2013 et alors que le Luxembourg traînait des pieds pour lâcher définitivement son secret bancaire dans le cadre de la directive épargne, la Commission européenne portait son intérêt sur la pratique des décisions fiscales anticipatives (DFA ou rulings) dans un certain nombre de pays, à commencer par le Grand-Duché. En octobre 2014, un mois avant les révélations Luxleaks sur l’industrie luxembourgeoise de l’optimisation fiscale et l’accession du local de l’étape Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission, sa direction générale de la Concurrence annonçait une enquête approfondie sur les rulings accordés en 2003 et 2011 à Amazon et qui portaient sur les exercices fiscaux de 2006 à 2014. En octobre 2017, un an après les Panama Papers et en marge de sa campagne contre l’évasion fiscale des multinationales au sein de l’UE, Bruxelles considérait que le géant du e-commerce américain avait bénéficié d’une aide d’État au Grand-Duché et redressait la société basée à Seattle à hauteur de 250 millions d’euros. Le gouvernement, soutenu par l’Irlande, et Amazon ont déposé un recours au Kirchberg contre cette décision de l’exécutif européen. Le tribunal de l’UE juge ce mercredi que la Commission n’a pas démontré « à suffisance de droit » que le traitement accordé par l’ACD (Administration des contributions directes) à Amazon a entrainé une réduction indue de la charge fiscale.

Ouf de soulagement rue de la Congrégation. Une heure à peine après le verdict et alors que la décision intégrale n’avait pas été publiée, le ministère des Finances a dégainé un communiqué aux mots bien pesés : « Le Luxembourg se félicite de l’arrêt rendu ». Il « confirme que le traitement fiscal du contribuable en question suivant les règles fiscales applicables à l’époque n’est pas constitutif d’une aide d’État ». Le gouvernement en tant qu’État-agent économique jouit ainsi là de la fiabilité d’une décision prise par son administration envers une entreprise des plus chouchoutées. Dans un entretien accordé au Land en 2014, l’ancien directeur fiscalité d’Amazon, Robert D. Comfort (et consul honoraire du Luxembourg à Seattle) racontait sa rencontre avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker. « Son message était : ‘Si vous rencontrez un problème que vous pensez ne pas pouvoir résoudre, revenez me voir. J’essayerai de vous aider’ » (d’Land, 22.8.2014). « Aider ». Amazon, qui emploie aujourd’hui 3 000 personnes au Grand-Duché, n’aura pas à lui rembourser les 250 millions de dollars que la Commission jugeait « pas assez perçus ». L’entreprise s’en félicite aussi promptement : « We welcome the Court’s decision, which is in line with our long-standing position that we followed all applicable laws and Amazon received no special treatment. » En 2015, quelques semaines après Luxleaks, l’entreprise avait annoncé la réorganisation de son organisation fiscale en la basant sur les marchés et anticipant quelque peu le travail de l’OCDE sur sa « taxe Gafa » (encore) en discussion qui serait associée au chiffre d’affaires réalisé sur un territoire donné (et non plus au bénéfice remonté à telle ou telle entité potentiellement protégée par des niches).

Post-Kohlisme Au même moment, la Commission européenne, que son président Jean-Claude Juncker voulait « politique », s’intéressait au dossier Engie. Deux filiales luxembourgeoises de l’entreprise énergétique capitalisée par la France, un État volontiers donneur de leçons en matière fiscale, étaient soupçonnées par les services de la Commissaire Margrethe Vestager de ne payer qu’une infime partie de leurs impôts sur les bénéfices, 0,3 pour cent, à la faveur d’un montage agressif avec un produit hybride (souvent synonyme de double non-imposition avant les directives Atad anti-évasion fiscale) validé par un ruling portant sur les années 2008-2014. En juin 2018, l’exécutif européen ordonnait au Luxembourg de récupérer 120 millions d’euros auprès d’Engie. Le Luxembourg et Engie contestaient devant le tribunal de l’UE. Les juges européens considèrent ce mercredi que l’énergéticien a bénéficié d’un traitement préférentiel consécutif à la non-application d’une mesure nationale relative à l’abus de droit.

Un fiscaliste indirectement impliqué dans ces dossiers (et donc désireux de garder l’anonymat) juge avec satisfaction que le Tribunal de l’UE refuse à la Commission le droit de définir sa propre méthodologie du calcul des prix de transfert, problématique au cœur de la décision dans l’affaire Amazon. L’instance valide les études réalisées par les fiscalistes au service du géant du e-commerce. Dans le dossier d’Engie, notre interlocuteur indique que le montage d’Engie ne passerait pas aujourd’hui du fait de la rectification du tir opérée entretemps par voie législative en matière d’abus de droit. « Avec Beps, on a fermé cette niche fiscale », commente le fiscaliste.

En septembre 2019, le constructeur automobile Fiat a aussi échoué à faire annuler le redressement (trente millions d’euros) prononcé par la Commission européenne pour sa structuration fiscale luxembourgeoise. Dans les jours suivants le jugement (pour lequel Fiat et Luxembourg ont interjeté appel devant la Cour), l’avocat fiscaliste du gouvernement Alain Steichen avait regretté la glorieuse époque du « fameux inspecteur K, (Marius Kohl, ndlr), d’une amabilité exceptionnelle », qui tamponnait à tout-va les décisions fiscales anticipatives que lui soumettaient les cabinets au nom du « pragmatisme paysan luxembourgeois » (d’Land, 27.9.2019). Le tribunal européen place aujourd’hui le curseur judiciaire entre les intérêts politiques et économiques.

Pierre Sorlut
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