Lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale (2ème partie)

Violer les lois qu’on est censé appliquer ?

d'Lëtzebuerger Land vom 23.06.2017

Monsieur le Ministre,

Les soussignés comptent par la présente revenir à la lettre ouverte qu’ils vous ont adressée en date du 26 avril dernier (d’Land, 02.06.2017) en réponse à l’avant-projet de loi des responsables du service de l’Éducation différenciée (Édiff), avant-projet de loi portant création de centres de compétences en pédagogie spécialisée. Notre susdite correspondance était une approche pédagogique de cet avant-projet. Elle annonçait un aspect, juridique celui-là, qui fait l’objet de la présente missive.

L’avant-projet de l’Édiff n’est pas seulement, comme nous l’avons écrit, une tromperie, c’est également une violation caractérisée de l’idée de l’éducation inclusive transposée en droit national par la loi du 28 juillet 2011, qui a ratifié la convention de l’Onu du 13 décembre 2006 sur les droits des personnes handicapées.

Cette loi a été publiée au Mémorial comme toutes les lois, mais son effet obligatoire semble avoir été perdu de vue par les auteurs de l’avant-projet, dans la mesure en effet où ils ont concocté un texte parfaitement incompatible avec la source de droit international qu’est la convention.

Aménagements contre conception

La convention distingue in fine de son article 2 « aménagements raisonnables » et « conception universelle » (universal design). Ce sont-là des notions clés qu’il importe d’examiner. Par « aménagements raisonnables » sont visés « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charges disproportionnées (…) pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice sur la base de l’égalité avec les autres de tous les droits de l’Homme et de toutes les libertés fondamentales ».

Par « conception universelle » il faut entendre « la conception de produits, d’équipements, de programmes ou de services qui puissent être utilisés par tous dans toute la mesure du possible sans nécessité ni adaptation ni conception spéciale… ».

L’aménagement consiste à apporter a postériori des modifications et des ajustements nécessaires à des structures existantes, alors que la conception universelle vise à créer des situations et des accessibilités avant que les personnes handicapées n’y soient confrontées. Elle conçoit du nouveau. Il est évident que c’est « la conception » qui a le pas sur « les aménagements ».

Le droit à l’éducation

L’article 24 de la convention consacre le droit à l’éducation. Dans le premier alinéa, les États Parties à la Convention reconnaissent le droit des personnes handicapées à l’éducation sur base de l’égalité des chances et s’obligent à faire en sorte que : «  le système éducatif pourvoie à l’insertion scolaire à tous les niveaux et offre, tout au long de la vie, des possibilités d’éducation (...) »

Dans l’alinéa second, les États doivent veiller à ne pas exclure, sur le fondement de leur handicap, les personnes handicapées du système d’enseignement général. Plus particulièrement, ils doivent veiller à ce que les enfants handicapés ne soient pas exclus, sur fondement de leur handicap, de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire ou de l’enseignement secondaire.

Il y est dit : « les États Parties veillent à ce que : (…) les personnes handicapées puissent, sur la base de l’égalité avec les autres, avoir accès, dans les communautés où elles vivent, à un enseignement primaire inclusif, de qualité et gratuit, et à l’enseignement secondaire ». Cet alinéa réclame par ailleurs des aménagements raisonnables en fonction des besoins de chacun et un accompagnement individualisé et efficace, nécessaires pour faciliter l’éducation effective des enfants dont l’inclusion s’avère impossible.

Les principes directeurs de l’Unesco

La convention du 13 décembre 2006 a été précédée de principes directeurs pour l’inclusion rédigés en 2006 pour l’Unesco par un groupe de spécialistes choisis de par le monde. Ces principes qualifient l’inclusion de processus « visant à tenir compte de la diversité des besoins de tous les apprenants et à y répondre par une participation croissante à l’apprentissage, aux cultures et aux collectivités, et à réduire l’exclusion qui se manifeste dans l’éducation.

Elle suppose la transformation et la modification des contenus, des approches, des structures et des stratégies, avec une vision commune qui englobe tous les enfants de la tranche d’âge concernée, et la conviction qu’il est de la responsabilité du système éducatif général d’éduquer tous les enfants. »

En d’autres termes, l’inclusion doit être envisagée comme la recherche perpétuelle des meilleurs moyens de répondre à la diversité. Elle consiste à apprendre comment vivre avec la différence et comment en tirer des leçons. On en vient ainsi à regarder les différences d’une manière plus positive, comme une incitation à favoriser l’apprentissage, chez les enfants comme chez les adultes.

L’inclusion s’attache à identifier et à lever les obstacles, d’où la nécessité de collecter, de réunir et d’évaluer les informations tirées de sources très variées en vue de planifier les améliorations des politiques et des pratiques. Il s’agit d’utiliser des éléments de nature diverse pour stimuler la créativité et la capacité à résoudre les problèmes. L’inclusion s’intéresse à la présence, à la participation et aux acquis de tous les élèves.

La présence s’applique ici au lieu où l’éducation est dispensée aux enfants, ainsi qu’à la fiabilité et à la ponctualité de leur fréquentation scolaire ; la participation renvoie à la qualité de ce qu’ils y vivent, et doit donc intégrer le point de vue des apprenants ; les acquis, enfin, désignent les résultats de l’apprentissage sur l’ensemble du programme, et non pas seulement les résultats des tests ou examens.

L’inclusion nécessite qu’une attention particulière soit accordée aux groupes d’apprenants susceptibles d’être exposés à un risque de marginalisation, d’exclusion ou d’échec scolaire.

Ces principes directeurs pour l’inclusion rédigés en 2005 forment en quelque sorte, à n’en point douter, les idées fondamentales à la base de la CDPH de 2006. C’étaient en quelque sorte les travaux préparatoires de la convention.

Les nouvelles précisions

Récemment le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies a, avec date au 2 septembre 2016, émis un commentaire spécialement axé sur l’article 24 de la convention de 2016. Ce document est remarquable surtout pour les chapitres 3, relatif aux obligations des États signataires, et 5 quant aux instructions précises à respecter au niveau de la transposition en droit national de la convention de 2006.

Le Comité rappelle que les États signataires ont une obligation de respect, de protection, et d’exécution de la convention. Respecter les enfants handicapés c’est faire en sorte qu’il ne puisse y avoir de gêne à l’exercice de leur droit à une éducation inclusive. Protéger les enfants handicapés réclame des mesures pour empêcher que des tierces personnes ne puissent empêcher en tout ou en partie l’exécution de ce droit, que ce soient des parents ou des institutions étatiques ou privées comme l’Édiff par exemple. Exécuter ces droits exige que les institutions et systèmes d’enseignements soient créés et adaptés conformément aux besoins. Les belles paroles et les déclarations d’intention plus ou moins sincères ne sauraient suffire.

Le Comité rappelle que les États signataires doivent rapidement se conformer aux prescrits de l’article 24, qui n’est pas compatible avec le maintien de deux systèmes d’éducation, à savoir une éducation fondamentale inclusive pour tous et une éducation spécialisée du type « Sonderschule » ou Édiff.

Il ne saurait y avoir de discrimination sous aucune forme pour des personnes handicapées, ce qui implique l’élimination de tous les désavantages structurels empêchant une participation de tous. Sont particulièrement réclamées des mesures d’accommodement pour garantir la non-exclusion. Le défaut de ces mesures érige en faute les États concernés.

Ceci dit, le Comité fixe un certain nombre de mesures à prendre au niveau national. Tout d’abord l’éducation de personnes handicapées doit faire partie intégrante du ministère de l’Education nationale et ne peut pas être détachée pour quelques raisons que ce soit à un autre service. Ensuite, ce n’est pas seulement le ministre de l’Education qui, dans un pays, est responsable de l’application de l’article 24, mais le gouvernement dans son ensemble, car tous sont appelés à exécuter cet article 24 et à collaborer à sa prise d’effet efficace.

Le Comité réclame des États une définition claire et précise de l’inclusion et des moyens à mettre œuvre pour en garantir la réalisation. Dans ce contexte une définition légale d’enfants ou de jeunes non éducables est à proscrire. Tous les élèves et étudiants avec ou sans handicap doivent avoir rigoureusement les mêmes droits, les mêmes possibilités d’apprentissage dans un système général d’éducation et le même accès à tous les services ou accommodements.

Toute nouvelle école doit fonctionner selon le principe de l’« universal design » quant aux critères d’accessibilité. Les écoles existantes doivent s’adapter à ces critères dans les délais fixés par le Comité.

Finalement : « Inclusive education is incompatible with institutionalisation. States parties must engage in a well-planed and structured process of de-institutionalisation of persons with disabilities. Such a process must address : a managed transition setting out a defined time frame for the transition ;…. »

Monsieur le Ministre, tout porte à croire que Schiller dans le Wallenstein a eu raison quand il disait : « Die Menschen verstehen sich aufs Flicken und aufs Stückeln weit besser als auf eine kühne Tat ». Serait-ce au prix de violer les lois qu’ils sont censés appliquer ? Nous comptons sur vous pour assumer vos responsabilités politiques et civiles dans ce dossier.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de notre profond respect.

La première partie de cette lettre ouverte est parue dans le Lëtzebuerger Land du 2 juin.2017.

Fernand Entringer, Lucien Bertrand, Chantal Mertens
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