La Commission européenne envisage d’interdire les commissions sur les ventes de produits financiers. Les opposants aux projets se rebiffent

La guerre des études

d'Lëtzebuerger Land du 01.04.2022

Heureusement elle n’a rien de commun avec celle qui sévit à l’est de l’Europe, sauf peut-être la détermination des adversaires. La guerre des études est en effet déclenchée entre les professionnels de la finance et les associations de consommateurs au sujet du mode de rémunération du conseil financier. À la faveur de la révision en cours de plusieurs directives, notamment de la MIF2, la Commission européenne entend durcir le ton et envisage d’interdire purement et simplement le commissionnement sur les ventes de produits financiers, qui est de loin le système majoritaire en Europe. Les cabinets de conseil financier sont vent debout face à des mesures qui remettraient radicalement en cause leur business model tandis que certaines associations de consommateurs évoquent sans nuance le « versement de pots-de-vin » pour qualifier le dispositif actuel. Les deux parties produisent des rapports indépendants propres à appuyer leurs causes respectives.

Les conseils financiers peuvent être facturés de deux manières aux clients qui les sollicitent. Soit directement sous forme d’honoraires, comme le font les médecins, les avocats ou les experts-comptables, soit indirectement : les conseils se traduisant alors le plus souvent par la préconisation de produits financiers, les fournisseurs reversent aux prescripteurs une partie des sommes encaissées au moment de la souscription et pendant la détention. On parle alors de rétrocommissions. Cette formule, indolore pour le client qui n’a rien à décaisser, est la plus répandue en Europe. Dans la plupart des pays elle coexiste avec la facturation d’honoraires, souvent au sein d’un même cabinet. Les directives MIF ont changé la donne. La MIF1, entrée en vigueur en 2007, a encadré les commissions en instaurant des obligations d’information et de qualité du service fourni au client. La MIF2, à partir de 2018, est allée plus loin, en interdisant totalement les commissions dans le cadre des prestations de conseil « indépendant » et des services de gestion de portefeuille individualisée. Elle a aussi renforcé les exigences relatives à « l’amélioration de la qualité du service » : en clair permettre aux clients d’avoir accès à la gamme la plus large possible de produits d’investissement.

Un consortium de 17 associations professionnelles de France, d’Espagne et d’Italie, s’inspirant d’un travail analogue réalisé en Allemagne, a demandé au cabinet KPMG de réaliser une étude comparative des deux systèmes de rémunération, en s’appuyant notamment sur les exemples du Royaume-Uni et des Pays-Bas où les rétrocommissions ont été interdites respectivement en 2012 et en 2014, donc avant même la mise en œuvre de la MIF2. Publié le 17 février 2022, le rapport de KPMG établit qu’en matière de coûts pour les investisseurs les deux formules sont quasiment équivalentes. Le coût total de détention (total cost of ownership ou TCO) pour un fonds actions détenu pendant cinq ans par un client « retail » est en moyenne de 2,04 pour cent par an en France, en Espagne et en Italie où le modèle de commissionnement domine et de 1,93 pour cent aux Pays-Bas et de 2,51 pour cent au Royaume-Uni, où il est interdit. En revanche le système « honoraires seuls » souffrirait d’un grave inconvénient, le vrai service de conseil n’y étant accessible qu’à partir d’un certain niveau de patrimoine financier, plutôt modeste au Royaume-Uni (100 000 livres, soit environ 120 000 euros) nettement plus élevé aux Pays-Bas (500 000 euros).

Les clients situés au-dessous de ce seuil, c’est-à-dire la grande majorité, ne bénéficient que de conseils standardisés ou par le truchement de robo-advisors. Ces outils d’allocation d’actifs automatisée sont intéressants en termes de coût, mais sont encore loin d’apporter toutes les garanties de transparence et d’impartialité, selon l’opinion exprimée récemment par le président de la SEC américaine Gary Gensler. De plus, cette situation néglige le fait que « les épargnants disposant d’un patrimoine moindre ont davantage besoin d’accompagnement faute d’habitudes et de connaissances, dans une Europe caractérisée par la faiblesse de culture financière » écrivent les auteurs du rapport. En complément de l’étude, un sondage réalisé auprès d’investisseurs témoigne de leur souhait d’être assistés dans des actes de gestion financière, qu’il s’agisse de placements du quotidien ou d’opérations patrimoniales d’envergure. L’appétence pour le contact et le suivi personnalisé assuré par un expert financier demeure prépondérante, comme l’a montré la Bafin allemande pour qui l’étroitesse de la relation compte davantage que le mode et même le niveau de rémunération.

À cet égard, le modèle fondé sur les commissions versées par les « fabricants de produits financiers » serait plus adapté car il n’opérerait aucune discrimination entre clients du fait de leur taille, la condition essentielle étant que le produit soit adapté à leur profil. Conformément aux exigences de la MIF2, les distributeurs ont élargi la gamme de solutions proposées aux clients : plus des deux tiers de ceux qui figurent dans l’échantillon de KPMG offrent des produits de tiers (modèle dit d’architecture ouverte), une proportion qui augmente sans cesse, sans incidence sur le TCO. Enfin l’étude montre que les distributeurs ont mis en place des systèmes de prévention et de gestion des conflits d’intérêts potentiels, allant parfois au-delà des exigences de la réglementation en vue de garantir la protection des investisseurs. Le 3 février, avant même sa publication, l’étude KPMG était sévèrement étrillée par Better Finance, la Fédération européenne des épargnants et des usagers de services financiers, dont le siège est à Bruxelles.

Selon cet organisme à but non lucratif, les conclusions de KPMG sont trompeuses car ses propres calculs montrent que « les modèles de distribution basés sur des commissions coûtent aux investisseurs individuels jusqu’à quinze pour cent de leurs investissements en commissions de vente et génèrent des conflits d’intérêts qui nuisent gravement à leurs performances ». La méthodologie serait entachée de graves faiblesses, parmi lesquelles le fait que le rapport n’a examiné que neuf pour cent de l’épargne financière des ménages de l’UE, omettant la plus grande catégorie de produits d’investissement de détail, à savoir l’assurance-vie et l’épargne-retraite (34 pour cent de l’épargne financière). Pour Better Finance, les commissions rétrocédées ne correspondent en rien à des « paiements pour conseils ». Il s’agit purement et simplement d’incitations à la vente de certains produits, avec comme preuve que les investissements « d’exécution uniquement » (c’est-à-dire vendus sans aucun « conseil ») produisent les mêmes commissions que ceux qui sont « conseillés », et qu’un produit qui serait conseillé mais non finalement souscrit ne rapportera aucune commission au « conseiller ».

Le principal effet de ce modèle est que les distributeurs vont promouvoir les produits d’investissement pour lesquels ils reçoivent des commissions « et plus elles sont élevées, mieux c’est ». Le Royaume-Uni et les Pays-Bas, présentés par KPMG comme un contre-exemple, sont réhabilités. Depuis le passage au système d’honoraires, les investisseurs sont devenus « plus sensibles aux coûts et mieux informés » de sorte que c’est dans ces pays que les fonds d’investissement les moins chers d’Europe ont été vendus. Loin d’être évincés du conseil par l’instauration de seuils d’éligibilité élevés, ils seraient de plus en plus nombreux à en bénéficier : au Royaume-Uni, un million de consommateurs supplémentaires ont eu accès à des conseils financiers en 2020 par rapport à 2017. Le « déficit de conseil » pour les moins riches ne s’est pas non plus matérialisé aux Pays-Bas, où l’on a constaté une augmentation de 43 pour cent du recours à des conseillers financiers indépendants entre 2014 (date d’entrée en vigueur de l’interdiction) et fin 2020.

Les différents arguments sont donc sur la table mais la balance semble fortement pencher aujourd’hui en faveur d’une prochaine interdiction des rétrocessions, malgré la position prudente prise par l’Esma, l’autorité européenne qui assure la tutelle des marchés financiers. Dans un avis technique rendu en mars 2020, elle ne se positionnait à aucun moment en faveur d’une suppression du commissionnement au niveau européen, recommandant à la Commission de bien mesurer l’impact d’une telle décision et de s’intéresser aux actions à mener pour en contrebalancer les effets négatifs. La « radicalisation » de la Commission européenne semble contradictoire avec l’orientation libérale qu’on lui attribue et qui se traduit dans ses autres domaines d’intervention par la volonté d’élargir le choix des consommateurs en promouvant la concurrence.

Selon le président d’une importante association de conseillers libéraux en France, il existerait bien un consensus politique pour que la règlementation ne favorise pas un modèle par rapport à l’autre. Le système mixte, qui prévaut aujourd’hui pour 95 pour cent des habitants de la zone euro, avec une répartition des modes de rémunération adaptée aux spécificités culturelles de chaque pays, serait maintenu car il préserve la liberté de choix des professionnels comme celle des clients, sous réserve que ceux-ci soient clairement informés, avant la prestation de service, de la manière dont elle va être facturée. Pour lui, l’explication de l’intransigeance des autorités serait plutôt à rechercher du côté de la technostructure européenne qui serait devenue idéologiquement hostile aux professionnels de la finance et obsédée par la nécessaire « autonomisation progressive des particuliers dans leur rapport à l’investissement » comme le montre sa volonté de promouvoir le conseil impartial (bias-free advice) dans le cadre de la « EU Strategy for Retail Investors » en cours de déploiement. Il n’hésite pas à mettre en cause le profil de certains fonctionnaires bruxellois (personnes aisées et éduquées, familières des questions économiques et financières) qui les éloignerait des attentes et préoccupations de l’investisseur lambda..

Georges Canto
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