Ce qui ne va pas dans le cinéma made in Luxembourg (malgré House of Boys et Dust)

Contre le « n’empêche que c’est bien fait »

d'Lëtzebuerger Land vom 24.12.2009

Dans le monde, le Luxembourg n’est pratiquement connu, très malheureusement et injustement, que pour la finance globalisée. Je me demande si d’une manière paradoxale le cinéma made in Luxembourg (dorénavant CML) n’est pas plus ou moins conforme à cette image. Les deux films luxembourgeois actuellement à l’affiche, House of Boys de Jean-Claude Schlim et Dust de Max Jacoby ne cessent de raviver en moi cette impression désagréable. Bien que, d’un certain point de vue, ils soient une petite bouffée d’air frais, ces deux films comportent à mes yeux à nouveau les défauts sérieux du CML. Défauts cinématographiques et artistiques, mais surtout – ce que je voudrais démontrer ici – culturels.

Le premier, le plus fin – même si pour le cinéphile qui a été allaité à la Nouvelle Vague, c’est le pire des pêchés – c’est la langue parlée dans les films. Dust et House of boys nous rappellent en effet que dans les films de fiction du CML, on cultive tout particulièrement l’anglais. Non pas un anglais parlé par les anglophones, cette langue aux mille variantes, déclamée de manière saccadée et expressive, précipitée et rancunière, bégayée et détournée. Non plus un anglais artificiel, une langue qui, alors, se voudrait littéraire, artistique, magnifiquement fausse, charmeuse et doucement prétentieuse, abstraite et délirante. L’anglais que l’on parle dans House of boys ou Dust, c’est l’anglais scolaire : un anglais international, standardisé, une langue de voyages de tourisme et d’affaires. Une langue lisse, moyenne, presque insignifiante. En somme, il faut bien voir que le CML ne sait pas se positionner entre une langue hésitante et palpitante, qui surgit dans nos vies de tous les jours, et une langue délirante, foisonnante et foisonnée, écrite comme dans une autre vie. Le CML, de fait, se met dans l’entre-deux, dans le non-choix incolore. Hélas.

Le deuxième défaut que, un peu par provocation et un peu par déception, je voudrais rattacher au cliché infiniment triste du Luxembourg comme non-lieu global, ce sont les paysages naturels ou citadins dans les films. Là également, Dust et House of boys ne font que confirmer la règle : le CML aime ne pas montrer le pays. Par « montrer », j’entends ici s’adresser et saisir, caresser ou frapper. Le CML, au contraire, sort tout au plus des cartes postales, à savoir le type de paysage que ni on aime, ni on déteste. Un paysage d’illustration, lisse et moyen – comme l’anglais qu’on y parle. Car dans le CML, la ville ou la campagne ne servent que de prétexte. Ainsi Dust montre des rues et des vallées du pays qui dans l’histoire du film, fonctionnent comme des vallées et des rues d’un pays quelconque. Bien qu’il fasse voir sans cesse le Luxembourg, Dust a cette virtuosité de ne pas parler du Luxembourg, de ne pas montrer en réalité, le Luxembourg, ni n’importe quel monde réel.

Je ne veux pas dire par là qu’il faille parler forcément du « réel », je dis plus simplement que la beauté des paysages que le film se plaît même d’emphatiser, n’est pas née de l’émotion d’être face aux forces du monde, de la nature, ou de tout ce que vous voulez ; la beauté des paysages n’est que le prétexte pour obtenir de belles images et c’est tout. Des images qui se veulent belles, des cartes postales en somme. Certes, il arrive aussi que le CML joue à montrer un lieu précis du pays, avec l’effet collatéral de donner un petit plaisir au Luxembourgeois sur son fauteuil de cinéma qui, pour quelques minutes ou même secondes, aura pu reconnaître un coin qui lui est familier. Or, au-delà ce petit plaisir, de quels lieux s’agit-il, au juste ? Comme par hasard, deux films a priori si différents comme Dust et House of boys se limitent à montrer exactement le même coin de Luxembourg : le plus improbable, le plus bouleversant… le pont Adolphe.

Le lecteur de ces lignes poursuivra ses propres réflexions à partir de ce constat étonnant. De mon côté, j’aurais seulement envie de rappeler une chose plus générale : Quand le monde entier a vu les films italiens, on a aimé ou haï Rome et l’Italie ; quand on a vu la Nouvelle Vague, on a célébré et mythifié Paris ; quand on a vu le New American Cinema et puis Scorsese et tous les autres, on s’est dit « quelle ville incroyable, New York ! ». Et ainsi de suite. Vous avez compris la question que je me pose : à quand la déclaration d’amour, ou de haine, ou d’ennui, du CML pour le Luxem­bourg ? Quand est-ce que le Luxem­bourg cessera d’être une carte postale, un non-lieu planétaire, mais deviendra un ici-maintenant concret, ou alors un absolu délirant ?

Pour l’instant, dans ce cas-ci non-plus, le CML ne choisit ni l’une, ni l’autre option. Dommage, puisque le Luxembourg a des rues, des places, des perspectives, des côtes vertes splendides… Ce que je demande, c’est que ce ne soit pas notre propre regard qui nous dise cela, mais les images d’un film. Je demande que le CML ne nous fasse plus penser que dans notre vie quotidienne au Luxembourg nous voyons, et donc nous sentons et nous imaginons des choses plus belles que celles que le CML nous donne à voir, à sentir, à imaginer. Autrement dit : qu’il ne nous nous fasse plus croire que nous vivons très bien sans ces films made in Luxembourg.

Dans un film « vrai » ou dans une œuvre d’art en général, c’est comme dans les rapports humains : on se sent toujours derrière, en retard. L’ami, l’amant, le moment magique de musique ou de littérature nous bouleversent parce qu’ils en savent plus que nous, ils sont allés plus loin dans la vie. Nous sommes trop lents par rapport à eux qui filent comme des astres. Mais quand on voit Dust, c’est les trois personnages qui sont retardés et pas nous. On voudrait leur dire tout le temps : mais qu’est-ce que tu fous ? On se sent supérieurs à eux, et c’est très triste. Si bien que lorsque l’un des trois se suicide à la fin, ça ne nous bouleverse guère et on se dit que si cela avait été l’autre garçon à se suicider, cela aurait été la même chose. C’est comme pour la nature du pays que le film montre : même un geste de (non-)vie extrême comme un suicide ne sert qu’à faire beau. Et en effet, le film montre bien que ce garçon écrasé est bien assor­-ti au tapis des feuilles d’automne. (Entre-temps, la jeune fille conduit avec nonchalance une jeep militaire, alors qu’on était persuadé qu’elle n’avait pratiquement jamais vu une voiture de sa vie.)

Tout se passe comme si les nouveaux films du CML doivent montrer qu’ils sont bien faits. Fini le trash sympa de Troublemaker, maintenant la nouvelle génération montre qu’elle est capable de faire des montages parfaits, des cadrages appétissants, des jeux de lumière et des scénarios bien peaufinés. C’est pourquoi, dans la fiction, on y affecte beaucoup le genre, comme le mélo dans House of boys, ou le fantastique dans les films de Max Jacoby, Dust et son court-métrage précédent, Butterflies. Pour ne pas dire qu’on affecte le « style » – pas le « style » dans le sens de la « classe », mais dans le sens de marques bien identifiables et prisées, des griffes : comme le Fassbinder-lounge de House of boys (avec un peu de sel Blue velvet, il est vrai), ou le Visconti-délavé zen de Dust.

Mais qui va au cinéma pour voir qu’un tel sait faire un bon tournage ? Peut-être juste quelques producteurs ou quelques journalistes, par quelque intérêt professionnel. Qui – pour descendre un instant des envols de l’esthétique – achète une voiture juste pour le goût de savoir qu’elle est bien faite ? De même, qui peut donner de la valeur esthétique et éthique à l’argument qu’il faudrait apprécier le CML ou quoique ce soit parce que « n’empêche qu’il est bien fait » ?

D’ailleurs, qu’est-ce qui est le « mieux fait » dans House of boys ? Certainement pas la vie bourgeoise luxembourgeoise ultra-stylisée (que n’importe quel feuilleton télé pourrait raconter). Ni l’Amsterdam libertin (qui est en fait inexistant dans le film). Ni les histoires passionnées borderline des habitants de la House (comme la caricature du trans fade, le pseudo-punk encore plus fade, la femme avec son histoire pathétique du fils qui revient pour les fêtes de Noël, avec la neige et le petit violoniste pauvre dans la rue). Ni le protagoniste lui-même qui, malgré l’histoire exceptionnelle qu’il vit, malgré ce concentré incroyable d’aventures déchirantes, arrive à être exceptionnellement et incroyablement in­consistant… Le mieux, ce sont les scènes de bar, le spectacle et le sexe. Justement : les scènes où on ne parle pas, on n’interagit pas, où les personnes n’ont pas à montrer leur complexité existentielle. Où prime la mise en scène et la touche de style.

En fait, ce qui manque dans le CML, c’est le contraire de la « mise en scène » et du « style ». C’est cette chose simple et transcendantale à la fois qu’est l’« image ». Ce rectangle violent, où nous arrivons à voir ce qui est invisible (puisque nous y projetons nos fantasmes) et où nous n’arrivons pas à nous rendre compte de ce qui est sous nos yeux (puisque nous n’avons pas compris son épaisseur et sa complexité, sa vélocité sidérale et sidérante). Cette chose qui est là et pourtant jamais présente : toujours au futur, avec nos désirs, toujours au passé, avec nos leurres. En réalité, il n’a que la télévision qui soit au temps présent : une énorme euphorie et célébration de l’instant présent. Et quand tout ce qu’on voit dans un film est étalé au temps présent, avec une mise en scène et un style bien présents, cela fait fatalement « télévision »…

On me dira « tu rêves » ou « arrête tes sophismes ». Mais quoi ? Ne devons-nous pas nous encourager à rêver et à nous lancer dans des discussions animées et articulées ? Je suis convaincu que les artistes du Luxembourg n’ont que ce désir. Qu’on cesse de leur dire toujours « oui oui », comme les parents à l’enfant qu’ainsi ils vont infantiliser et finalement gâcher. Les opérateurs culturels qui disent toujours « oui oui » par leurs soutiens moraux et économiques, toujours acquis à l’avance, gâchent la possibilité qu’au Luxembourg puissent se développer des talents.

Gian Maria Tore
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