Danse contemporaine

« Je vais danser à un moment ! »

d'Lëtzebuerger Land vom 06.04.2018

La danse contemporaine était de nouveau l’honneur au Kinneksbond de Mamer la semaine dernière. Habituée des lieux, la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin y présentait en effet sa dernière création Oh Louis..., un an après son percutant And so you see... Toujours prompte à bousculer les codes, elle s’adjoint cette fois les services de Benjamin Pech, danseur étoile émérite de l’Opéra de Paris pour « s’attaquer » à nouveau à un symbole du pouvoir – et lequel ! – celui de la monarchie solaire de Louis XIV...

Pas de lever de rideau pour le Roi Soleil, sa présence ne souffre aucune dissimulation et induit d’office l’action et l’exception. C’est ce qui semble transpirer de l’attitude du danseur qui salue bien volontiers son public lorsqu’il entre dans la salle, le plaçant à sa guise tout en plaisantant joyeusement et distribuant du chocolat. Laissant sciemment un flou visible entre son identité propre et le personnage qu’il incarne, Benjamin Pech passe de la scène au premier rang pour interagir avec le spectateur dès les premières minutes de cette pièce aussi humoristique – sinon plus – que véritablement dansée. Le danseur étoile a une carrière longue comme le bras et il ne s’en cache pas, énumérant ses références de prestige et plaisantant sur le sujet d’une façon toute régalienne. Il disserte à haute voix, interpelle, emprunte à sa guise... Soudain, c’est un atelier de dégustation d’orange à la manière africaine qui arrive sans crier gare, l’orange si chère à Robyn Orlin et toujours synonyme de passion... Dans And so you see..., elle était frénésie gourmande, puis gloutonnerie, elle est cette fois sensuelle, si ce n’est sexuelle, entre les doigts du danseur étoile.

« Ne vous inquiétez pas, je vais danser à un moment ! », voilà une phrase qui pourrait parfaitement résumer ce nouveau spectacle audacieux. Car Louix XIV était soit un monarque absolu, mais aussi un amoureux des arts et notamment de la danse, pour laquelle il créa des nombreux codes encore utilisés aujourd’hui à travers le monde. C’est en l’occurrence grâce aux cinq positions de base et à quelques pas emblématiques comme l’entrechat royal que le roi danseur va évoluer sur la scène du Kinneksbond recouverte d’or, sous une projection circulaire sur tissus tendu, autre marotte de la chorégraphe. Benjamin Pech/Louis XIV est accompagné sur scène par Loris Barrucand, tantôt claveciniste, tantôt complice, tantôt assistant. En ponctuant l’action d’articles de lois sur les règles de l’esclavage, c’est aussi lui qui tempère le caractère anodin et frivole de la pièce en rappelant la part sombre du pouvoir... Chaque fois que le public rit, il lui est ainsi rappelé que l’art est aussi un moyen d’intervenir dans le monde qui l’entoure et ses injustices, et c’est là la force d’Orlin qui sait une fois de plus marquer l’esprit sans tomber la noirceur caricaturale.

Il est possible que Oh Louis... We move from the ballroom to hell while we have to tell ourselves stories at night so that we can sleep… ne soit pas la création la plus frappante de la chorégraphe, le contenu se perdant parfois dans la multitude des actions et des paroles, mais il est certain qu’Orlin prouve encore ici qu’elle est à la fois sur le plan humain et sur le plan professionnel une personne très engagée, un trait de caractère cher à Jérôme Konen, directeur du Kinneksbond : « Elle n’a pas peur d’expérimenter sur scène et de prendre des risques. Son univers baroque, son humour décalé et la belle part de poésie dans ses spectacles me touchent à chaque fois ! ». En restant fidèle à son exigence de qualité pour le centre culturel de Mamer, ce dernier défend les qualités qu’il souhaite retrouver tout au long de sa programmation : ludique, accessible, esthétique mais également générateur de réflexion et fortement ancré dans le réel. En faisant passer leur public par tout un éventail d’émotions pendant la courte heure sur laquelle se déroule Oh Louis..., du rire le plus léger à la révolte la plus saine, Robyn Orlin et Jérome Konen sont parvenus une fois de plus à créer la surprise grâce à une pièce pertinente et un roi de la danse tout sauf ubuesque...

Fabien Rodrigues
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