En 25 ans, le Casino-Luxembourg a rendu compte, et parfois anticipé, les mouvements de l’art contemporain. État des lieux avec son directeur, Kevin Muhlen

Expérimention vs. lisibilité

d'Lëtzebuerger Land vom 28.05.2021

Cette année 2021 marque, pour le Casino-Luxembourg, non seulement 25 années en tant que Forum d’art contemporain, mais aussi cinq ans après les travaux pour sa nouvelle architecture. La première date a été célébrée de manière discrète par un appel au public (et aux artistes) de partager leurs souvenirs de lieux à travers dessins, photos, illustrations. Une sélection de ces souvenirs a été montrée dans l’espace public, sous forme d’affiches. « Ce n’était qu’une partie de ce qu’on espérait mettre en place pour cet anniversaire, mais la pandémie nous a obligés à réduire la voilure », justifie Kevin Muhlen, le directeur. S’il a pris la tête de l’institution en 2009 (d’abord comme directeur artistique, puis comme directeur général depuis 2016), il y travaille depuis 2004 et mesure « les moments forts qui ont marqué l’histoire du Casino, qui ont posé des bases solides et des ambitions élevées. J’ai gardé en tête le bagage de ce passé, tout en réfléchissant comment le Casino peut se développer, s’adapter aux nouveaux enjeux et répondre aux questionnements des artistes et du milieu artistique. Comment il peut se redéfinir dans le milieu culturel local, dont le paysage a beaucoup évolué, avec plus de lieux, plus d’artistes, plus d’associations ».

Le deuxième jalon (qui marque aussi les cinq années de la nouvelle direction) n’a pas été célébré du tout, pas même par communiqué. Le nouveau concept architectural marque pourtant une rupture dans l’histoire du lieu et dans la manière d’y concevoir des expositions et un programme culturel. « Notre enjeu principal est de rester un des acteurs majeurs de l’art contemporain tout en s’ouvrant à l’expérimentation. Ça va avec des essais, des remises en question, des retours en arrière quand des choses ne fonctionnent pas, des avancées rapides quand ça fonctionne et nous amène plus loin qu’on ne le pensait. » Et la transformation des lieux est un bon exemple de ce fonctionnement qui procède par essai-erreur. Entre les idées et les concepts mis sur papier et la réalité du quotidien, l’écart est parfois important. La volonté qui a présidé aux travaux était de faire « un lieu plus vivant et plus ouvert aux différentes formes », mais la réalité n’est pas vraiment conforme à ce wishful thinking. Le décloisonnement de l’étage, en rasant les whites cubes s’est avéré un choix riche – du point de vue des artistes et des curateurs en tout cas – qui offre des possibilités très larges à chaque exposition. « On peut faire table rase et redessiner un parcours en fonction de chaque projet. C’est un terrain de jeu fertile. »

En revanche, au rez-de-chaussée, la sauce a du mal à prendre. Par exemple, la VR-Box consacrée à la création en réalité virtuelle, mise en place en 2018, a fait long feu. « En cherchant des artistes, en visitant des festivals, on s’est rendu compte qu’on ne trouvait pas des propositions qui étaient pertinentes dans le contexte de notre ligne artistique. Définir un médium en premier lieu pour définir une programmation ensuite n’était pas la bonne manière de faire. » La réalité virtuelle reste « dans notre collimateur », mais la VR-Box a été abandonnée après moins de deux ans. La Black Box, dédiée aux projections vidéo a elle aussi été transformée. « Cette enveloppe fonctionnait bien, on arrivait à trouver des tangentes et des brèches pour sortir du cadre strict de la vidéo. On a donc élargi l’espace pour permettre de diversifier la programmation et s’ouvrir à des artistes plus jeunes qui pourraient bénéficier de cet espace plus libre que la programmation de l’étage. » De l’aveu-même du directeur, la gratuité de tout le bâtiment, instaurée en 2018 (avant cela, seul l’accès au rez-de-chaussée était libre) n’a eu que peu d’effet sur la fréquentation. La création du café-restaurant a, un temps, permis d’ouvrir à de nouveaux publics (y compris de louer les espaces pour des événements d’entreprise), mais les atermoiements avec l’ancien exploitant et la longue fermeture de ce local n’aident pas à la convivialité recherchée.

Dilution

Il est évidemment difficile de se pencher sur le public de l’année 2020 : deux mois de fermeture, pas de visiteurs internationaux, programmation ponctuée d’annulations, de reports et de pis-allers virtuels, pas d’événements majeurs comme la Nuit des musées ou la Art Week, restrictions des visites scolaires… Tout le monde est passé par là, tout le monde a cherché des solutions pour se « réinventer » – peut-être l’injonction la plus entendue – et le Casino Luxembourg n’est pas en reste. Ce ne sont pas loin de 9 600 visiteurs qui sont venus pour les expositions, visites et programmes annexes, dont plus de la moitié réside au Luxembourg (56 pour cent) ou dans la région limitrophe (30 pour cent). Les chiffres de l’année 2019, en revanche, peuvent donner une idée plus claire des publics du Casino Luxembourg. La provenance des 28 225 visiteurs se répartit en trois tiers presqu’égaux entre les résidents, ceux des pays frontaliers et ceux du reste du monde. « Une tendance assez stable dans le temps, avec des chiffres réguliers d’année en année », affirme le directeur tout en reconnaissant que « le public change. Les groupes de fidèles évoluent par vagues : certains viennent régulièrement à un moment de leur vie, puis moins ou plus du tout, mais d’autres suivent, au gré des changements dans leur vie, leurs centres d’intérêt. »

Cependant le chiffre global de fréquentation, même s’il n’est qu’un indice de quantité et pas forcément de qualité, cache des disparités importantes : un petit tiers (9 100 personnes, soit 32 pour cent) des visiteurs sont présents pour des manifestations exceptionnelles et près de 2 500 entrées sont celles de jeunes ou de scolaires participants à des ateliers. Si ces aspects font bien partie des missions du Casino, ils montrent que les expositions elles-mêmes (et les programmes qui s’y rapportent) ne font pas forcément le plein. Le Forum d’art contemporain paye une politique de multiplication de ses programmes : « On a ouvert plus de pistes au niveau de la programmation, avec des rythmes variés et un calendrier artistique plus morcelé. » Fini les grands vernissages où le « tout Luxembourg » se poussait et où il fallait être vu. Les grandes expositions (généralement quatre par an, à l’étage) ne sont plus le phare qui éclaire la rue Notre-Dame. Les expositions du rez-de-chaussée (y compris d’écoles), les programmations annexes dans et hors les murs, les collaborations externes (la Art Week ou le 1+1 au Kirchberg, par exemple), donnent un sentiment d’étirement et de dilution des publics, sans parler d’un manque de lisibilité et de difficulté de compréhension d’un fil rouge. « Notre volonté de flexibilité, de diversité et de dynamisme n’est peut-être pas claire aux yeux du public, mais cela nous permet de proposer une palette beaucoup plus large d’artistes et d’approches », répond le directeur.

Le monde d’après

L’avenir du Casino Luxembourg passe par le Casino Display, l’annexe ouverte dans la vieille ville à l’ancien Konschhaus beim Engel. « Comme pour les transformations ici, ce nouvel espace pose des questions et ouvre à des réflexions. » L’axe de programmation avec les écoles d’art de la Grande Région se confirme, sans être à destination du public. « On cherche à construire un projet qui n’est pas basé sur l’exposition, mais sur l’expérimentation et la rencontre. » La création émergeante est en train de devenir le fil rouge de la politique du Casino, avec la Triennale de la jeune création dont la cinquième édition (reportée) se tiendra cet été, en collaboration avec les Rotondes. « Avec le double d’artistes exposés et les deux lieux, on a renforcé l’ambition de cette triennale. » Découverte de jeunes artistes, rencontre de positions artistiques nouvelles et leur développement tracent ainsi la ligne directrice du Casino.

L’accompagnement à long terme des artistes luxembourgeois, importante exposition monographique et promotion et mise en réseau internationales à l’appui, est une autre voie sur laquelle Kevin Muhlen insiste. Marco Godinho, Filip Markiewicz ou Sophie Jung en ont été les acteurs. Le duo Karolina Markiewicz et Pascal Piron sera à l’honneur à l’automne avec l’exposition multimédia Stronger than memory and weaker than dewdrops.

Pour la suite, il est difficile de s’avancer sur les axes de programmation tant la ligne entre les mondes d’avant et d’après est encore floue. « On a des marqueurs pour 2022 et 2023, mais ce qui se définit autour n’est pas encore clair. Il nous faudra voir comment répondre au contexte qui évolue et à la réflexion que vont mener les artistes. Il m’importe que nous restions un lieu de découvertes hors des cadres conventionnels. »

France Clarinval
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