Entretien avec Michel Simonis, directeur général de la Croix-Rouge, sur l’âme de Caritas, l’identité de HUT et le « return on invest » dans le secteur social

« On n’est pas dans une approche mergers & acquisitions »

Michel Simonis  à son bureau au siège de la Croix-Rouge,  ce mercredi
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 11.10.2024

d’Land : On pouvait penser que Caritas était « too big to fail ». Qu’un tel empire s’avère finalement si fragile, l’auriez-vous imaginé ?

Michel Simonis : Qu’on puisse anéantir une telle organisation en l’espace de quelques mois, cela m’a beaucoup surpris. C’est peut-être un peu naïf de ma part, mais je m’imaginais que quelqu’un prenne l’initiative de préserver l’âme de Caritas. Peut-être qu’un jour, des gens vont redémarrer une nouvelle Caritas, en repartant de zéro…

En fin de compte, ce sont les banques qui ont empêché le sauvetage de Caritas, en insistant sur leurs cessions de créance. L’argument paraît contestable ; et il est d’ailleurs contesté par Caritas. Or, le gouvernement l’a d’emblée accepté.

Je n’envie pas les banques. Elles ont probablement une enquête sur le dos pour déterminer comment elles ont pu accorder des lignes de crédit qui n’étaient pas correctement validées par la gouvernance de Caritas. Mais je comprends le gouvernement qui ne voulait pas jeter de l’argent frais dans un gouffre. Quand Monsieur Frieden a dit : « pas un euro pour Caritas », il avait raison, d’un point de vue technique. Mais Caritas n’est pas qu’un dossier technique. Monsieur Frieden et Monsieur Billon auraient dû avoir une approche empathique et chercher à préserver cette partie centrale, celle qui faisait l’identité de Caritas, pour éventuellement la transposer dans une nouvelle entité.

En rétrospective, la solution la plus simple n’aurait-elle pas été que la Croix-Rouge et d’autres acteurs reprennent les activités ?

Dès le début, nous avons dit : Si on a besoin de nous, on se tient à disposition. Mais on n’a pas été sollicités pour reprendre l’un ou l’autre service. Ils ont trouvé une autre solution. La Croix-Rouge n’est pas du tout dans une approche « mergers and acquisitions ». On a énormément grandi ces dernières années ; et ce n’est déjà pas évident de maintenir un système qui fasse fonctionner une organisation de 3 300 employés. On n’a donc pas été demandeurs, je vous dis très franchement.

Entre Caritas et la Croix-Rouge, il y avait toujours une division du travail politique. L’une faisait pression en public, tandis que l’autre négociait dans les coulisses. Cet équilibre est désormais rompu. Votre pouvoir de négociation ne s’en trouve-t-il pas affaibli ?

Nous ne nous sentons pas affaiblis. On ne s’est jamais dit : Heureusement que Caritas fait du tamtam à la radio. Ce n’était pas du tout notre attitude. Je me sens tout à fait à l’aise dans ma fonction de diplomatie humanitaire qui, génétiquement, est celle de la Croix-Rouge depuis sa création. On ne fait pas de conférences de presse ni de manifestations. Mais on reste dans un échange, très franc et très direct, avec le pouvoir.

Vous avez déclaré très tôt que ce qui était arrivé à Caritas ne pouvait arriver à la Croix-Rouge. Comment pouvez-vous en être si certain ?

Après la divulgation de cette affaire, nous avons passé en revue tous nos processus internes. Ce risk assessment, on l’a mené à tous les niveaux. On a constaté que notre système comptable est configuré de telle manière que si on voulait, sur une période de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, détourner des sommes aussi conséquentes, il aurait fallu qu’une série de personnes malintentionnées collaborent, et ceci à différentes étapes de la chaîne de validation. Mais je ne sais pas ce qui s’est concrètement passé chez Caritas. J’espère qu’on aura, le moment venu, une analyse détaillée, pour que le secteur puisse en tirer les leçons. Au niveau de notre gouvernance, on a instauré dès 2014 une gestion des risques déployée à tous les niveaux et, depuis 2019, nous disposons d’un comité d’audit interne qui nous challenge sur nos procédures. On y retrouve entre autres des spécialistes financiers, des juristes et des spécialistes IT avec lesquels on se réunit plusieurs fois par an. Christian Billon en était d’ailleurs membre durant de longues années.

Il y a les procédures, il y a la gouvernance, et puis il y a le facteur humain...

Dans une organisation d’une certaine taille il faut veiller à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. On a besoin de procédures de contrôle interne qui évitent justement qu’un œuf pourri contamine tout le panier.

Toujours est-il que la crise de confiance touche l’ensemble du secteur. Les dons privés sont en chute libre.

Les donateurs sont dans une situation de désarroi. Ils se demandent à qui ils peuvent encore confier leurs dons ; et je comprends leur hésitation. En août et en septembre, on était à vingt pour cent des dons qu’on aurait reçus normalement. 80 pour cent en moins : C’est une chute énorme. Tous les ans, on a besoin de trois, quatre, voire cinq millions d’euros de fonds privés pour maintenir certaines activités à flot.

Cette baisse des fonds privés ne renforce-t-elle pas votre dépendance vis-à-vis de l’État ?

La première chose à faire, c’est regagner la confiance des personnes privées, des institutions et des entreprises. La deuxième, c’est maintenir à flot nos activités. On continue ainsi à garantir, grâce à nos réserves financières, les prélèvements de sang. Mais parfois, il faut faire des choix. L’un ou l’autre projet, on va devoir le faire différemment ou ne plus le faire du tout. Car je ne peux pas m’imaginer que l’État dise maintenant : « Vu qu’il n’y a plus de dons, on va tout payer. » Ce qui me paraît d’ailleurs plutôt sain et responsable. Pour répondre à votre question : Le risque d’une dépendance renforcée, je ne le vois donc pas.

Vous revendiquez le qualificatif de « partenaire » de l’État, et vous récusez celui de « prestataire de services »…

… C’est le terme qu’avait employé Monsieur Frieden. Je ne crois pas qu’on ne le soit, parce que toutes les choses qu’on fait, on les fait par conviction, parce que si on n’apportait pas notre pièce à l’édifice social et sanitaire, il y aurait un élément manquant dans la prise en charge. Si la Croix-Rouge n’amenait plus cette plus-value, alors je crois qu’on devrait se retirer et passer à autre chose. On est réellement non-profit. Ce serait donc un non-sens de penser qu’on se ruerait sur des marchés à cause du profit.

Les centres pour réfugiés sont un point de cristallisation : La Croix-Rouge et Caritas ont été repoussées dans un rôle de simple exécutant par l’Ona [Office national de l’accueil]. Le système est devenu très bureaucratique, très rigide. De nombreux résidents ressentent le contrôle auxquels ils sont soumis comme vexatoire. Marc Crochet, l’ancien directeur de Caritas, avait d’ailleurs publiquement critiqué cette évolution l’an dernier. D’où la question à vous : Travailler dans ces conditions, est-ce conforme aux principes fondamentaux d’une Croix-Rouge ?

Jusqu’à aujourd’hui, oui. On est convaincus que notre action dans les structures pour migrants amène une plus-value. On fournit un support aux demandeurs et bénéficiaires de protection internationale.

Être indépendant, c’est pouvoir dire non. Est-ce qu’il y a des lignes rouges que vous avez refusées de dépasser par le passé ?

Non, je ne me souviens pas qu’on ait refusé des sollicitations pour de telles raisons. La Croix-Rouge a par contre souvent été la première à intervenir là où d’autres auraient hésité : Que ce soit la « HIV-Berodung » en 1988 ou le dispensaire pour sex workers « DropIn ».

Faut-il aujourd’hui rouvrir le débat sur les relations entre l’État et les acteurs des secteurs social et sanitaire ?

Oui, parce que c’est un choix hautement politique. La loi de 1998 a réglé les relations entre l’État et les « organismes œuvrant dans les domaines social, familial et thérapeutique », tout en instaurant une plus grande autonomie. Si aujourd’hui, sur l’arrière-fond de l’affaire Caritas, on estimait devoir faire demi-tour, il faudrait se poser la question pourquoi l’État n’organise pas certains services par lui-même. Au Luxembourg, les grands hôpitaux sont entièrement financés par la Sécurité sociale. Pourquoi dès lors les faire gérer par des entités privées et non par un National Health Service ?

Hëllef um Terrain (HUT) ne pousse-t-elle pas la logique du système à l’absurde ? Pour assurer des services sociaux, l’État doit passer par une Asbl fondée ad hoc par Georges Lentz Jr, François Pauly et Paul Mousel…

HUT apparaît comme une entité tout à fait neutre, donc on pourrait effectivement dire que c’est un simple sous-traitant. Mais il faut lui laisser une chance de sortir de sa neutralité et de trouver sa propre identité. On a tous été étonnés d’apprendre que la nouvelle structure se distanciait totalement de ce qu’avait été Caritas. En même temps, elle en a repris les équipes qui ont eu une attitude hautement professionnelle. Le challenge est maintenant de capitaliser sur ce staff expérimenté et de se donner une philosophie d’action. Et il ne faut pas oublier que Christian Billon est le président du CNDS, une association assez combative, qui porte des projets pas faciles à gérer, comme la Fixerstuff.

Mais on n’invente pas ex nihilo une culture socio-politique... Caritas et la Croix-Rouge, et plus tard l’Asti et Inter-Actions, sont issus de milieux idéologiques bien enracinés. D’ailleurs elles représentent des traditions philanthropiques, charitables ou de community organizing bien distinctes.

Rappelez-vous la naissance de la Croix-Rouge ! C’est Monsieur Mayrisch qui se met devant sa machine à écrire pour rédiger les statuts. Bien sûr, lui et son épouse étaient fortement engagés. Mais on aurait aussi pu se dire : Est-ce qu’ils étaient les mieux placés pour inventer la branche luxembourgeoise d’un mouvement mondial ? Or, il se trouve qu’ils ont posé les bases d’une organisation qui a aujourd’hui plus de cent ans.

Une organisation dépensant de l’argent public devrait garantir « un return on invest », avez-vous récemment déclaré, en ajoutant : « Pas de résultat, pas de paiement, pas de service ». Vouliez-vous donner des gages de sérieux en parlant un langage managérial ?

Il faut au moins se demander : Est-ce qu’on a un réel impact sociétal ? Est-ce qu’on fournit un plus pour le bénéficiaire ? Je ne trouve pas que ces questions devraient déranger. Quand on discute avec nos équipes, on leur demande de définir, en une ou deux phrases, le but de leur service. La prochaine question doit alors être : Ce but, arrivent-ils, avec les moyens qu’ils se donnent, à l’atteindre ?

Ne voyez-vous pas le risque que l’application de « key performance indicators » amène le secteur social sur une pente glissante ? Celle de « faire du chiffre » ?

Cela ne nous intéresse pas. Personne au conseil d’administration ne m’a jamais demandé : Michel, est-ce que tu as fait du chiffre ? Franchement, ce n’est pas un critère de performance pour nous. On revient à ce partenariat entre État et gestionnaires. Il faudrait se rappeler les bonnes résolutions qu’on s’était données à la fin des années 90. D’abord, on constate les besoins sociétaux, puis on définit les réponses. Mais au bout de quelques années, il faut aussi avoir la rigueur d’évaluer si la réponse fait toujours sens. J’ai toujours un peu l’impression que si on ose parler de cela, la réponse est automatiquement : « Ce n’est pas possible ». Je ne suis pas d’accord. Même si j’admets que, s’agissant souvent de soft factors, c’est compliqué à mesurer.

C’est également une question des modes de financement, et de leurs logiques inhérentes.

Il existe deux grandes philosophies. La première, c’est celle du système du conventionnement. Le ministère paie la structure. Il négocie avec les gestionnaires : « Il vous faut cinq éducateurs, alors on va demander ces postes budgétaires lors des discussions avec le ministère des Finances ». La seconde philosophie, c’est celle de la tarification. L’État rend les usagers « solvables » pour un service. À mes yeux, ce modèle comporte d’énormes avantages. Car il donne un droit à l’usager qui peut réclamer un service ; et c’est au gestionnaire de le lui fournir. Au niveau de la dignité du bénéficiaire, c’est un réel changement de paradigme. Il met les acteurs sociaux en concurrence entre eux au niveau de la qualité. Ce qui, à son tour, crée une dynamique avec une variété de prestataires. Économiquement, le modèle de la tarification me semble aussi intéressant. Car il incite les acteurs à bien gérer leurs ressources. Alors que s’ils disposent d’un budget fixe, ils auront tendance à dépenser leur solde avant la fin d’année, pour ne pas risquer de se faire couper leur budget l’année suivante.

Ce système de la tarification n’a-t-il pas aussi des effets négatifs ?

Oui, il peut avoir des effets pervers. Prenez la transfusion sanguine : La Croix-Rouge est payée à l’unité vendue. En théorie, on devrait donc inciter les hôpitaux à acheter un maximum de produits sanguins. Or, la best practice est de faire des interventions chirurgicales moins invasives et d’utiliser moins de produits sanguins.

Il existe une tripartition du secteur entre acteurs étatiques, associatifs et privés. Le temps n’est-il pas venu de redéfinir ce partage des rôles ? Certaines tâches ne devraient-elles pas être assurées par l’État comme service public ?

Ce qui est essentiel, c’est que les responsables publics définissent une stratégie sur comment couvrir les besoins dans les domaines social et sanitaire. Ils devraient dessiner une cartographie cohérente. Cette vision à long terme manque un peu. Prenez la petite enfance : On se retrouve avec des institutions communales, privées, conventionnées et tarifées. Mais quel est le montage idéal qu’on vise ?

Des grands groupes français comme People & Baby ou Orpea se sont installés au Luxembourg, considérant qu’il s’agit d’un marché lucratif. Faire de l’argent avec la petite enfance ou la grande vieillesse, cela vous choque-t-il ?

À la fin des années 1990, le législateur aurait pu choisir de n’admettre que des prestataires non-profit. Il a choisi de ne pas le faire. Tous ceux qui respectent les règles peuvent donc devenir prestataires. L’idée de base était donc assez libérale. L’État s’est donné un rôle de surveillance, notamment via les conditions d’agrément. Ceux-ci ne visent pas seulement la qualité de la prestation, mais également la stabilité financière, ainsi que la gouvernance et l’honorabilité des gestionnaires. Mais il ne faut pas oublier que les prestations prises en charge par la Sécu sont financées au prix de revient. Il n’y a donc pas de marge, du moins sur la partie subventionnée. Mais il y a aussi la partie hébergement, qui est certes agréée, mais qui n’est pas réglementée au niveau des prix.

L’affaire Caritas a soulevé la question de la gouvernance. La Fedas [Fédération des acteurs du secteur social] met en garde contre de nouvelles réglementations qui « manqueraient leur cible ». Elle craint surtout des frais supplémentaires.

Ce débat sur les frais overhead, on le mène avec l’État depuis vingt ans au moins. C’est un peu un dialogue de sourds. La Croix-Rouge a pris les devants. On a mis en place des procédures, et on peut se le permettre, vu notre taille. Mais pour une petite asbl, c’est quasi impossible. Il faudrait que l’État définisse clairement ses attentes au niveau de la stabilité organisationnelle. Et qu’il dise s’il est disposé d’en financer les frais. En tant que Croix-Rouge, nous estimons que l’État devrait assumer son rôle de surveillance.

Telle que le prévoit d’ailleurs la loi de 1998 sur les conventions entre l’État et les acteurs du social.

Oui, mais si vous relisez cette loi, vous trouvez la petite mention « sans pour autant affecter la gestion, qui est de la responsabilité du bénéficiaire ». À l’époque, ce bout de phrase avait été introduit par Erny Gillen, qui dirigeait alors Caritas.

La revendication pour plus de compliance doit aussi intéresser PWC et Cie. Un nouveau marché s’ouvre à eux.

PWC fait déjà l’audit externe de plein d’organisations du secteur, tout comme le font d’autres Big Four. Une grande organisation a aujourd’hui besoin d’un auditeur financier. Non, moi je parle plutôt du rôle des ministères. À l’heure actuelle, ceux-ci font des contrôles sur pièces. Les fonctionnaires passent des heures et des heures dans nos bureaux pour vérifier si telle facture de 22,50 euros correspond bien à tel service presté par Jean-Pierre Tirebouchon. Mais quand j’envoie le bilan de la Croix-Rouge aux ministères – et nous avons des conventions avec beaucoup de ministères –, il n’y a jamais quelqu’un qui m’appelle pour avoir une discussion de fond sur notre stabilité financière.

Bernard Thomas
© 2024 d’Lëtzebuerger Land