d’Land : Vous parlez plusieurs langues et vous avez des bases dans 18 langues au total. Le luxembourgeois ne figure cependant pas parmi elles. Étant donné que vous avez des notions d’allemand et de néerlandais, ne va-t-il pas de soi de comprendre le luxembourgeois ?
Jean-Marie Klinkenberg : En luxembourgeois, je sais quand même dire « Moien ! », comme tous ceux qui travaillent au Grand-Duché ! Et il faut remarquer, comme vous le soulignez, qu’avoir une certaine connaissance de langues comme l’allemand ou le néerlandais permet d’accéder aux parlers voisins, comme le luxembourgeois. Il existe d’ailleurs des méthodes visant à l’intercompréhension entre les langues scandinaves, ou entre les langues latines.
Le luxembourgeois n’est pas que la langue du Grand-Duché. En 2019, la ministre belge de la Culture de l’époque, Alda Greoli, a reconnu le luxembourgeois comme une « langue endogène ». S’agit-il alors d’un médium de communication folklorique sans chance de survie, car la langue ne fait plus partie de la vie sociale en Belgique?
En effet, pour vivre, une langue doit être en mesure de répondre à des défis nouveaux, en matière de technologie, d’économie, de science, mais aussi d’organisation sociale. Et pour que les communautés dont elle exprime l’identité passent les caps de l’histoire, la langue doit s’adapter à des mutations. Entre autres choses, elle doit se doter d’outils de traitement que le monde contemporain rend indispensables. Vous concevez bien sûr que ces objectifs nécessitent des moyens importants. En ce qui concerne le Pays d’Arlon, le Luxembourgeois n’y est plus une langue en tant que moyen d’expression commune d’une communauté. Dans le cadre d’une « politique linguistique », on insiste plutôt sur l’aspect patrimonial. On fait appel à la mémoire, plus qu’au projet. C’est dans cette direction que la Belgique francophone est allée quand, en 1991, elle a légiféré sur ses « langues régionales endogènes », parmi lesquelles le francique mosellan – le luxembourgeois, donc. Ces politiques se confinent fréquemment au domaine culturel stricto sensu, et mordent peu sur d’autres domaines comme celui des relations administratives. La perspective est donc essentiellement patrimoniale : l’action en faveur du luxembourgeois n’a en Belgique rien à voir avec ce qui se passe au Grand-Duché même si, bien sûr, elle profite du dynamisme luxembourgeois.
Dans vos essais, vous mentionnez que les Wallons ressentent une gêne liée au caractère provincial de leur français. Les Luxembourgeois aussi redoutent de commettre des erreurs en français. Pensez-vous que cela soit lié à l’aspect institutionnalisé et centralisé de la langue française en particulier ?
Oui. La France est un pays centralisé, et le français l’est aussi ! Et cette centralisation, le francophone l’a intériorisée. Il croit par exemple que l’Académie française a autorité sur le français, alors que ladite Académie n’a aucune compétence – dans les deux sens du mot compétence... – en matière de langue. Le fait est là : si dans toutes les cultures du monde, la langue est un facteur d’identification, la conscience de la norme est particulièrement aigüe chez le ou la francophone. Il ou elle pense qu’il n’y a qu’un seul et unique français, alors que, comme toute langue, le français varie. Je disais à mes étudiants que le francophone était un curieux sujet, souffrant d’une d’hypertrophie de la glande grammaticale : il passe sa vie à se demander si ce qu’il dit ou écrit est correct. Cette fragilité s’accroit bien évidemment au fur et à mesure que l’on occupe une position périphérique. Ce qui est le cas des francophones hors de l’Hexagone : ils ne se sentent pas propriétaires de la langue – ce qu’ils sont pourtant en tant qu’usager – mais seulement locataires. C’est un problème à la fois pour les usagers et pour la langue elle-même : les premiers n’ont pas la possession tranquille qu’ils devraient avoir de leur principal instrument de communication, et la seconde souffre, sur le marché des langues, de son image d’aristocrate intraitable.
Le politicien d’extrême-droite allemand, Maximilian Krah, a dit dans un entretien avec le journaliste Thilo Jung que les Wallons seraient « ethniquement » des Français, parce qu’ils et elles parlent le Français. Au Luxembourg, on assiste depuis maintenant presque dix ans à un même discours, celui de vouloir assimiler l’identité nationale à la langue luxembourgeoise. L’ADR dit : « Les Luxembourgeois reconnaissent une personne comme Luxembourgeoise lorsqu’elle parle luxembourgeois ». Historiquement, cette volonté de converger nationalité et langue a-t-elle émergé pour la première fois au 19e siècle...
C’est vrai que depuis les prémisses du romantisme – et on doit ici évoquer le nom de Johann Gottfried Herder –, toutes les cultures connaissent des équivalents du dicton flamand « De tael is gansch het volk » ou de la phrase de Cioran, qui disait : « On n’habite pas un pays, on habite une langue ». La langue est désormais vue comme le fondement principal des identités. Elle joue pour cela un rôle aussi important que la couleur de la peau ou les croyances religieuses. Et peut-être même davantage : comme la langue est un de nos principaux moyens de communication, les différences de langues produisent l’incommunicabilité entre groupes et renforcent leur altérité. Et voilà le chemin qu’emprunte l’extrême-droite : De l’altérité, on passe aisément à l’exclusion. Mais pour cela, elle doit faire violence aux faits. Et même une double violence. En premier lieu, en faisant de la langue un facteur d’unité nationale, on gomme toutes les différences sociales, ce qu’ont toujours fait les régimes nationalistes forts. Mais qui pourrait vraiment nous faire croire que le banquier de Luxembourg vit les mêmes choses et a les mêmes intérêts que le garde-barrière de Kautenbach* ? C’est d’ailleurs la source de ma méfiance devant le concept de francophonie : elle pourrait nous suggérer que le Président de la République française et l’éboueur sénégalais partagent les mêmes évidences.
Et la deuxième violence ? …
C’est à la langue qu’on la fait. Pour lui faire jouer le rôle que les nationalistes veulent lui assigner, il faut nier que les langues expriment des situations fort diverses et aussi qu’elles sont éminemment variables. Car « le » français n’existe pas, pas plus que l’allemand : ce qui existe, ce sont des français, des allemands, qui varient selon le temps, selon l’espace, selon les interlocuteurs, selon les circonstances. Bref, pour faire des langues le fondement principal de l’identité des groupes, il faut avoir une conception essentialiste, des groupes et des langues.
Et est-elle en train de s’imposer à nouveau en Europe ?
Hélas, cette conception dangereuse a toujours été présente. Vous avez raison : Je la vois se renforcer depuis une trentaine d’années. Un tournant, pour moi, a été le moment où l’on a assassiné la Yougoslavie : tous les nationalismes, qu’ils soient croates, albanais, serbes ou autres, se sont alors déchaînés, parfois avec la bénédiction des États démocratiques. Et on peine à voir aujourd’hui quels freins on peut aujourd’hui leur opposer...
Quelles options envisagez-vous pour y remédier ?
C’est un problème qui comporte de multiples dimensions : outre l’avènement d’une société plus pacifiée, il faudrait recréer des réseaux d’éducation populaire, agir sur le discours portant sur les migrations, et plus généralement agir sur l’éducation, sur les réseaux sociaux… Je n’ai de compétence que pour ce qui concerne l’aspect langagier de la question, ce n’est qu’une toute petite partie. Et là, c’est clair. D’une part, il y a une guerre des mots (la manière dont on dit les choses n’est jamais innocente), et le linguiste peut fournir quelques armes dans ce combat. D’autre part, il faut revoir l’approche de la langue dans l’enseignement, pour l’empêcher d’être un objet de fantasme : repousser au maximum l’approche grammaticale de la langue, et initier à la linguistique. L’expérience montre que l’approche historique ou sociale de la langue peut passionner les gens, les jeunes en particulier.
Pour vous la maîtrise d’une langue est lié à la classe sociale et à des dynamiques d’inclusion et d’exclusion. Dans votre livre La langue dans la cité vous écrivez « une réforme de la langue du droit diminuerait le nombre et la longueur des consultations d’avocats ».
Oui, il n’est pas nécessaire de s’appeler Donald Trump ou Elon Musk pour savoir que posséder les moyens et les réseaux de communication vous donne le pouvoir. Il en va de même avec la possession des variétés légitimes de la langue : c’est elle qui donne – ou qui refuse – le pouvoir. Ainsi, c’est la langue – ou plutôt certaines variétés de langue – qui piège le client dans la vente par correspondance ; c’est elle qui fait de nos administrations ou de la justice des monstres contre lesquels il est impossible de se défendre ; c’est elle encore qui rend les institutions publiques hostiles et en éloigne le citoyen, avec les conséquences politiques que l’on sait… Mais sur cela, on peut agir. Par exemple en formant ceux qui rédigent des textes administratifs, juridiques ou commerciaux pour que ces textes soient compréhensibles par le public auquel ils s’adressent, ou en obligeant les fabricants à étiqueter et vendre leurs produits dans la langue du client. Il ne faut pas croire que cela ira tout seul. D’un côté, il y a des juges et des avocats qui supplient pour qu’on les forme à parler clair. Mais de l’autre, ils sont nombreux ceux qui ont intérêt à maintenir l’opacité de la communication, qui leur garantit de conserver leur pouvoir. Et demander à ceux qui détiennent ce pouvoir de repenser leur langage, c’est aussi leur demander de partager leur autorité. Et on le sait, le pouvoir ne se partage que quand il peut être pris...