Le Collegium Vocale Gent et Philippe Herreweghe, maîtres d’un impérissable monument de la foi

Toute la puissance de la Passion

d'Lëtzebuerger Land du 08.04.2022

Héros récurrent des saisons de la Philharmonie, Philippe Herreweghe remet sans cesse son Bach sur le métier. Et ce, sans la moindre trace de routine, comme en témoigne sa lecture de la Passion selon saint Matthieu BWV 244 qu’il a donné à entendre dans le grand auditorium du temple musical du Kirchberg (une salle sur des charbons ardents et où il était facile d’entendre une mouche voler), et ce, avec le concours de son Collegium Vocale Gent, bastion inexpugnable d’une certaine orthodoxie belgo-flamande, et d’un plateau de solistes vocaux triés sur le volet, trésors de beauté plastique et de virtuosité étourdissante. Résultat : une sacrée fête de la musique sacrée que cette soirée célébrée dans un contexte sociologique où le sacré est – hélas – passablement massacré.

On sait que les Passions de Bach ressuscitent chaque année, en ce temps pascal ; Bach, dont Nietzsche, l’athée, disait que sa musique lui donnait une « idée de l’ordre supérieur des choses ». Quel choc ont dû ressentir les auditeurs qui assistèrent à la première de la Saint Matthieu, avec ses chœurs terrifiants, ses ruptures rythmiques, ses contrastes dynamiques saisissants, ses silences assourdissants, les instruments qui gémissent, les voix qui sanglotent, les dissonances qui vont jusqu’à employer les douze tons de la musique dodécaphonique.

Justesse de ton, transparence polyphonique obtenue grâce à des voix sans vibrato, respect scrupuleux du texte à la fois littéraire et musical, l’approche de Herreweghe ne peut que ravir l’auditeur et le conduire sur la voie de l’extase mystique, investie qu’elle est d’une biblique simplicité, d’une intense spiritualité et d’une profonde humanité. L’équilibre entre la masse chorale, les solistes et l’accompagnement instrumental est très finement réalisé par celui qui, tout en ayant été un pionnier de la génération qui donna une impulsion décisive à la recherche d’une plus grande authenticité de style baroque, est, en tant qu’homme du compromis esthétique entre opulence et jansénisme, en quête d’une synthèse entre l’ancienne manière altière d’interprétation romantique et les découvertes musicologiques des cinquante dernières années.

De la distribution des voix qui s’élèvent comme des fumées d’encens dans une lumière surnaturelle se détachent aisément, comme maîtres des lieux, le baryton Florian Boesch, qui, grâce à une voix de stentor, incarne un Jésus magnifique, alliant majesté et humanité, ainsi que le ténor Reinoud Van Mechelen, qui, fort d’un timbre rayonnant, campe un évangéliste inspiré, brûlant de ferveur et de grâce. Portant la croix émotionnelle de l’œuvre, il narre l’histoire avec une sensibilité et une éloquence de feu qui atteint, dans la seconde partie, des sommets d’émotion. Les deux autres ténors (Samuel Boden et Guy Cutting) ne déméritent pas dans les airs qui leur sont impartis. Quant aux deux sopranos (Dorothee Mields et Grace Davidson), dont la grâce expressive porte en elle l’espérance même de la Résurrection, elless sont tellement émouvantes dans les airs qui leur sont dévolus qu’on en a parfois la chair de poule. Légère frustration cependant avec les altos (Tim Mead et James Hall), qui sont légèrement en retrait, et qui souffrent visiblement d’un manque de projection, mais aussi d’un timbre trop sourd. Ceci étant, il convient de saluer la mâle ardeur des basses (Peter Kooij et Tobias Berndt). Dans ce nec plus ultra du répertoire, les solistes, servis par un chœur convaincant de ferveur, sont au service du texte, et non de leur voix. L’un des sommets de cet Himalaya de piété, de ce Golgotha de la musique religieuse, de ce chemin de croix chrétien, de cette tragédie sacrée en musique où les passions de l’âme sont mises à nu, est, sans conteste, le célèbre et sublime choral O Haupt voll Blut und Wunden. Enfin, une mention spéciale revient au Continuo, qui, sous une battue en adéquation avec les exigences de la partition, sait introduire et maintenir ce qu’il faut de tension dramatique.

Toujours aussi analytique et méticuleuse, la baguette du chef belge, dont la gestuelle est comme réduite à son cortex cérébral, et qui a gagné en urgence et en expressivité au fil des ans, a mené sans faillir au dénouement un public émotionnellement terrassé par l’œuvre titanesque. Sûrement articulée, souple et fluide, maîtrisée, mais bouillant de rythmes syncopés et pointés, rivalisant de souffle jusque dans les récitatifs, cette Saint Matthieu est l’exemple parfait de l’interprétation chaste, , mystique, contemplative dont peut se prévaloir Philippe Herreweghe – interprétation quelque peu désincarnée et esthétisante, certes, mais toujours axée sur le message méditatif de l’œuvre.

José Voss
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