Imaginons, dans le cadre du cinéma, un métier qui serait à la fois réalisateur et producteur, mais aussi scripte, accessoiriste, voire acteur. Le curateur ou la curatrice est l’équivalent dans le champ des arts plastiques. C’est donc que curateur peut être un métier, une vocation même, ce qui signifie qu’on peut en vivre – souvent mal, mais souvent aussi dans les mondanités absurdes des vernissages.
C’est probablement l’un des plus jeunes métiers du monde. Il y a une cinquantaine d’années, commissaire d’exposition ou curateur, cela n’existait pas. Rassembler des artistes autour d’un sujet ou de leur pratique, selon sa propre pensée, organiser des expositions comme des points de vue toujours différents sur le monde, personne n’en avait fait son métier. Le Suisse Harald Szeemann s’est donné lui-même ce rôle dans les années 1960. Szeemann étudie l’histoire de l’art et l’archéologie, fonde un Ein-Mann-Theater (théâtre à un seul homme) où il est à la fois acteur, auteur et décorateur. Il organise sa première exposition en 1957 en Suisse, intitulée Peintres Poètes / Poètes Peintres. Il devient directeur de la Kunsthalle de Berne et puis décide à la fin des années 60 de devenir curateur indépendant. Sa première exposition reste une référence implacable : When attitudes becomes form : live in your head, Berne, 1969. Cette exposition marque non seulement le début de la reconnaissance du processus de création comme partie intégrante de l’œuvre d’art mais aussi l’initiation du métier de curateur.
Les Français donnent un nom à ce drôle de métier, un nom d’autorité policière, à savoir commissaire. Les Anglo-Saxons préfère le titre à peine plus aimable de curator. Le mot « curateur ou curatrice » provient de « curare » en latin, c’est-à-dire « prendre soin », mais il tire ses racines aussi de la notion de « curiosité ».
Quelle est la réalité et l’acceptation économique d’un curateur ? Dans un pays comme le Luxembourg, par exemple, où il n’y a ni académie ni école d’art, ni d’ailleurs de longue tradition curatoriale, les curateurs ou les curatrices travaillent essentiellement dans les musées d’art ou dans les centres d’art. Certains sont rattachés aux institutions où ils sont salariés, mais il y a également des curateurs indépendants ou free-lance. Ces derniers sont un peu livrés au bon vouloir des projets à curater ou aux employeurs et à leur compréhension encore bien fragile de ce métier couteau-suisse, si toutefois on l’exécute avec sérieux.
Au Luxembourg actuellement, il y a plus de femmes que d’hommes qui exercent ce métier. Malgré la brève histoire de cette fonction, il y a des références à retenir. Enrico Lunghi fut le premier curateur luxembourgeois avec la Biennale internationale Manifesta 2 en 1998, puis Clément Minighetti qui a créé l’histoire (curatoriale) du Mudam, sous les directions successives de Marie-Claude Beaud, Enrico Lunghi, Suzanne Cotter puis Bettina Steinbrügge. Aujourd’hui il a quitté le Mudam et devient curateur et consultant en art contemporain indépendant. Il y a également Kevin Muhlen du Casino Luxembourg - forum d’art contemporain et Stilbé Schroeder, prochaine curatrice du pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise qui a choisi l’artiste Aline Bouvy. On peut encore citer Joel Valabrega, curatrice presque orchestratrice au Mudam, notamment du pavillon luxembourgeois de Venise avec Andrea Mancini et Every Island. Elle vient de devenir curatrice en cheffe (head of curators) de la Galeria Municipal do Porto et quitte donc le Mudam. Un métier nomade. Citons aussi Christian Mosar, curateur-directeur de la Konschthal, Charlotte Masse et Charles Wennig, curateurs dans le même lieu d’art et puis Danielle Igniti. Cette dernière a dirigé les galeries de la ville de Dudelange, en parallèle à sa fonction de directrice du centre culturel opderschmelz. Après son départ à la retraite, elle reste impliquée dans les défis de Lëtz’Arles, association qui promeut la photographie, mais aussi la présence du Luxembourg à Arles, lors des Rencontres photographiques. Igniti en est très régulièrement curatrice attitrée. Souvent, elle chouchoute les artistes qu’elle choisit et les incite au meilleur de leur travail et puis les transmet à d’autres institutions, curateurs, critiques, galeristes ou collectionneurs. Une passeuse.
Car il s’agit bien d’être passeur quand on veut bien faire ce métier. Il est en effet question d’inciter des talents. La passation dans le domaine de l’art est une dentelle délicate qu’il faut renouveler constamment et la tisser avec sérieux à l’instar d’un Hans Ulrich Obrist, le curateur suisse indépendant le plus articulé et le plus respecté de nos jours, qui d’ailleurs a collaboré avec Enrico Lunghi, notamment sur Manifesta 2, qu’on peut considérer comme l’évènement fondateur de la scène de l’art contemporain au Luxembourg.
Rien n’est acquis, encore moins dans un pays qui n’a pas souhaité établir de véritables études d’art ni de leurs métiers. J’insiste, je sais. Ce genre d’école offrirait un ancrage plus profond dans la société et la politique de ce qu’est l’art, la culture et ses métiers, peut-être même celui de la curation. Nous pourrions sans doute aussi davantage parler de contenus, d’esthétique. De profondeur.
Pour être curateur, le mieux c’est d’avoir étudié l’art et son histoire, études académiques ou recherches nées d’un intérêt professionnel. Il est essentiel aussi de comprendre les aspects pratiques et techniques de la monstration. Il faut avoir une vue sur le monde, son fonctionnement. Avant tout, il est nécessaire de savoir composer avec les œuvres qui existent et envisager celles à venir. Klaus Biesenbach assisté de Lisa Botti, par exemple, a livré une sublimation insolite des œuvres d’Andy Warhol (aussi bien dessins, photographies que vidéos) dans son exposition Velvet Rage and Beauty récemment montrée à la Neue Nationalgalerie à Berlin. Un bon curateur sait répondre à la complexité du monde et de son histoire. Il s’agit de susciter la curiosité du public et puis de l’assouvir, de livrer toute la force que l’art détient pour que, par exemple, on se voit offrir une interprétation de la société et de son actualité, en écho profond.
Il est souhaitable d’avoir l’aisance de l’expression orale mais aussi de l’expression écrite, pour proposer clairement ses choix ou même la dramaturgie réfléchie et choisie pour la constitution d’une exposition. Clarifier ou souligner l’exposition qu’on a créée par un texte, voire des textes, compris aussi bien par le public à des niveaux différents que par les médias.
Être curateur c’est au pire sautiller de vernissage en vernissage et boire des coupes de crémant et au mieux, c’est en effet d’être passeur et communiquant à la fois de ses concepts et ce, auprès de toute la communauté qui encadre une institution d’art : scénographes, techniciens, comptables, médiateurs et gardiens. Comprendre les réalités économiques, voire les définir est également nécessaire. Voilà en somme la job description d’un nouveau métier imbriqué dans les méandres du monde de l’art, privé et public qui malgré toute la volonté d’ouverture et d’inclusivité, continue à toucher davantage les élites et le pouvoir. C’est ainsi que les curateurs deviennent de nos jours, parfois, des bêtes de pouvoir. Ils ou elles donnent le ton, font ou défont des carrières d’artistes, mais aussi les carrières de centres d’art, de galeries ou de musées.
La Biennale d’art de Venise est un haut lieu de l’art mais aussi de pouvoir, aucun curateur n’y est choisi par hasard, ce sont toujours des choix politiques mais aussi des choix économiques en fonction des vents géopolitiques.
Andriano Pedrosa, curateur ou commissaire général de la Biennale de Venise cette année, est détenteur d’un doctorat en art. Depuis 2014, il occupe le poste de directeur artistique du Musée d’Art de São Paulo Assis Chateaubriand (le MASP). Il a présenté une large exposition sous le titre Stranieri Ovunque (Étrangers partout, Foreigners Everywhere), dans les Giardini et à l’Arsenale. Il s’agit d’une énorme exposition englobant 332 artistes. Pedrosa y présente le sud global, dans toutes ses couleurs et tous ses mythes, quoi que cela veuille dire au juste. Une forêt vierge truffée de mythologies colorées, d’animalités et de sexualités diverses et variées en répétant en somme l’exercice bien mieux exécuté par sa prédécesseure, Cecilia Alemani en 2022. En faisant l’impasse sur une réelle réflexion, il se contente de réinventer un peu la roue.
Quoi qu’il en soit, Pedrosa est un curateur avec une expérience certaine, il est donc à priori légitime. N’a-t-il cependant pas profité de son pouvoir pour nourrir un discours politique ? Il a donné ouvertement son opinion propalestinienne sur les réseaux sociaux, et a accepté des manifestations propalestiniennes à l’ouverture de la Biennale en avril dernier, laissant germer une ambiance tendue, surtout à l’égard des artistes qui ne souhaitaient pas s’exprimer dans ce contexte par pudeur ou par manque de compréhension d’un conflit complexe. Mais là encore, c’est un autre sujet, par ailleurs fascinant à développer. Pedrosa, le curateur, a pris ici le pouvoir de la pensée, dans le cadre d’un certain groupe, voire d’une certaine élite, mais face aussi au grand public d’amateurs d’art et de simples touristes et cela dépasse clairement ses compétences dans son rôle de curateur. Qu’on me comprenne bien : ce n’est pas problématique de soutenir et de souligner les victimes Palestiniennes, ça l’est d’accentuer la confusion entre le ressenti face à l’Etat d’Israël, avec un gouvernement donné, et l’antisémitisme. Là aussi, on s’éloigne du sujet initial, mais pas de celui des pouvoirs ou des abus de pouvoirs que peuvent exercer certains curateurs.
Il y a aussi des curateurs qui sont en même temps des artistes. Seulement, si cela est prédéfini de cette manière, c’est tout à fait possible et sans aucun doute bénéfique à la proposition d’expositions qui proposent des points de vue différents encore. Szeeman, évoqué plus haut, qui est donc l’inventeur du métier de la curation est apparu lui-même comme acteur. Autrement, lorsqu’un curateur se substitue à un artiste, il ou elle lui subtilise l’espace de la pleine monstration de son ou de ses œuvres, en somme d’effectuer son travail d’artiste à sa place. Pas cool pour ce dernier.
Enfin, pour finir le tour de la question de ce que devraient être les curateurs ou ce qu’ils ou elles sont, un bref retour vers l’économie. Les curateurs sont confrontés aux contradictions de leur métier, ils sont souvent rémunérés au lance pierre, il faut le dire, sans bénéficier d’aucune protection sociale. Pourtant, ils peuvent aussi, à l’occasion, être grassement payés par de grandes marques cherchant à soigner leur image à travers l’art contemporain. Ce n’est pas vraiment le cas au Luxembourg ou du moins pas encore.