Plus qu’une exposition, Boogie, est une expérimentation curatoriale. Charles Rouleau et Stilbé Schroeder qui ont lancé le projet, expliquent

S’affranchir

d'Lëtzebuerger Land vom 11.10.2024

L’un est coordinateur de Casino Display, l’autre est commissaire et responsable des expositions au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain. Charles Rouleau et Stilbé Schroeder ont en commun une envie de réfléchir non seulement à l’art, aux artistes et à leur devenir, mais aussi à leurs pratiques d’encadrement et de création d’expositions, de catalogues et de discours sur l’art. Et pour cela, ils font bouger les lignes de ce que doit être une exposition et quel est le rôle du curateur. Ça s’appelle Boogie, (avec la virgule pour ouvrir vers une suite) et ça se passe au Casino Luxembourg pendant sept mois.

L’évolution de l’art contemporain s’accompagne de l’évolution des formats et des pratiques de son exposition, de sa monstration, de sa diffusion. Les modalités de présentation de l’art sont devenues parties intégrantes des conditions de création, de réception et de jugement des œuvres des artistes. L’activité curatoriale évolue également passant de la sélection et l’accrochage d’œuvres à un ensemble étendus de moyens pour accompagner une réflexion artistique. On revient au sens étymologique du terme de « curateur » : celui ou celle qui prend soin. En l’occurrence, des acteurs, des temps et des espaces d’existence d’une intention artistique.

L’expérimentation va de pair avec la pratique artistique contemporaine. Approches conceptuelles, participation du public, performances, implémentations hors des musées, travaux collectifs sans auteur désigné, ont obligé les curateurs à questionner leurs pratiques et leur légitimité. « Cela fait dix ans que j’ai la charge d’expositions au Casino Luxembourg, sans pour autant être formée à l’histoire de l’art ou au commissariat. Je m’interroge sur ma place, ma responsabilité », commence Stilbé Schroeder. Elle sait que présenter un artiste dans une exposition institutionnelle lui donne une certaine légitimité, voire fait augmenter sa valeur marchande. Sans le revendiquer, elle n’est pas dupe de ce pouvoir.

La réflexion naît aussi d’une frustration, celle d’être producteurs d’expositions. La temporalité et le rythme des expositions obligent à passer de l’une à l’autre sans pouvoir faire le bilan ou l’analyse de ce qui a été réalisé. « Le jour du vernissage, c’est la fin de notre travail », regrette Stilbé.

Charles Rouleau anime le Casino Display, un lieu par excellence de recherche et d’expérimentation. Les étudiants en art ceux qui viennent d’être diplômés qu’il accueille profitent de cet espace à travers des cycles de recherche pour « mettre à l’épreuve des idées inachevées, sonder des concepts fraîchement esquissés, ou renverser des ontologies solides en faveur d’ontologies plus souples. »

Le but de l’expérience curatoriale que Stilbé Schroeder et Charles Rouleau mettent en place est de s’affranchir des contraintes classiques d’une exposition : sa temporalité, son concept, son titre, sa liste d’artistes définie et l’accrochage des œuvres immuable. « On veut pouvoir réagir aux rencontres, apporter plusieurs perspectives, tester des formats, réinterpréter les outils de communication », affirme Charles Rouleau. Et cette carte, ils la joue au sein-même de l’institution qu’est de la Casino Luxembourg : « Il n’y a pas vraiment de scène alternative au Luxembourg, ces questions naissent au sein des institutions », ajoute Stilbé.

Le titre choisi est déjà un programme. « Boogie » revêt des significations multiples que les deux curateurs ont découvertes progressivement. On pense bien sûr à la danse « boogie-woogie », née dans les années 1920 pour accompagner le jazz. L’historique du mot rappelle l’idée de mouvement puisqu’il fait référence au bogie, l’élément roulant d’un train sur lequel sont fixés les deux essieux. Lorsque le train roule et qu’il rencontre l’espace vide au passage d’un nouveau rail, le bogie reçoit deux à-coups, un son qui rythme en staccato (« ta-da, ta-da ») le voyage en train.

Broadway Boogie-Woogie est aussi le titre d’une des dernières œuvres de Mondrian, en 1943. Les lignes généralement noires chez l’artiste passent ici au jaune et sont entrecoupées de carrés colorés qui donnent « un rythme endiablé » à la toile, selon les mots du directeur du MoMA de l’époque, Alfred Barr. Booggie Back est un titre d’une chanson du dessin animé Dragon Ball Super. Plusieurs films portent le titre Boogie : celui Paul Thomas Anderson de 1997, Boogie night, autour d’une star du film porno des années 1970 ; le film d’animation de Gustavo Cova adapté de la bande dessinée de Roberto Fontanarrosa, qui met en scène un tueur à gage ; et en 2021, le film d’Eddie Huang sur un jeune sino-américain, prodige du basket-ball, qui tente de devenir joueur de la NBA sans décevoir sa famille plutôt traditionnaliste. Plus surprenant, ce serait aussi « une orthographe datant de la fin du 19e siècle pour signifier une boule de mucus dans le nez et un personnage de dessin animé argentin utilisé comme une parodie de l’extrême droite », nous apprennent les curateurs.

L’exploration du mot, très clairement associé au mouvement, au rythme saccadé, à quelque chose d’instable, voire de dissonant, donne au curateur une méthode pour faire avancer leur projet « pour lequel il n’est pas possible de tout prévoir en amont et où la spontanéité a toute sa place. » Le rez-de-chaussée du Casino Luxembourg est transformé en laboratoire d’expérimentations curatoriales et artistiques avec des interventions qui évoluent au fil des mois, en fonction des conversations et rencontres, des réactions du public, des artistes invités et des autres membres de l’équipe du Casino. « Les collègues peuvent aussi intervenir, apporter leurs idées, avoir une participation active », concède Stilbé Schroeder. Elle espère créer des résonances au sein de l’équipe et faire évoluer les manières de travailler.

Pour l’heure, trois propositions inaugurent Boogie,. Le réalisateur local Stephen Korytko a créé le teaser de l’exposition. Le film offre aux spectateurs un amuse-bouche sur ce qui va arriver. Il présente un flux de successions de bulles vidéo, chacune offrant un angle différent sur l’essence générale du projet. L’artiste américaine, basée à Berlin, Christine Sun Kim travaille autour du son, de ses dimensions politiques et sociales et de ses représentations corporelles, visuelles et plastiques. Sa fresque Ghosted in the Shell commandée spécialement pour l’exposition est une sorte de partition sans notes qui court sur les murs des deux salles d’expositions. Elle n’a tracé que quatre lignes au lieu des cinq de la portée habituelle pour refléter la façon dont elles seraient signées en langue des signes américaine (ASL). Ici, les lignes de portée représentent le signe ASL pour « mainstream », dans lequel les deux mains, paumes ouvertes et parallèles au sol, se rencontrent et se chevauchent tout en s’éloignant du corps. Plus largement, l’œuvre évoque les idées de culture pop versus culture underground et de majorité versus minorité, comme le reflètent les notes singulières exclues des structures de portée musicale qui entourent la galerie.

David Bernstein a déjà proposé ses sculptures interactives au Casino Luxembourg avec les modules Even if it’s not true, it’s well found utilisés par le service de médiation. Cette fois, il réactive la sculpture Hammama’s Boy. Il s’inspire de la structure du Mikvah, un bain rituel juif et d’autres bains qui impliquent un nettoyage rituel. Ici, c’est une baignoire portative en bois gravée de poèmes écrits par la mère et la grand-mère de l’artiste. Elle est remplie de balles en plastique, comme dans les aires de jeux pour enfants. Les visiteurs sont invités à entrer dans la piscine à balles et à revenir dans le monde avec un sentiment de renouveau.

Boogie, durera sept mois. Les curateurs ont bien « une idée » de ce qui va suivre, ils ne donnent pas de noms, pas de directions, ça fait partie du jeu. « On teste, on essaye. Il y aura surement des ratés. Ça fait partie des limites du projet et c’est avec ces ratés qu’on va apprendre », affirme Stilbé, réinterprétant le mantra de Samuel Beckett : « Try again. Fail again. Fail better ». L’année prochaine, les cinq ans du Casino Display pourraient être l’occasion de revenir sur le sujet. Charles Rouleau pense à l’avenir : « On espère tirer des conclusions de l’expérience. Utiliser ce qui a fonctionné comme des outils pour repenser la manière de programmer, de collaborer avec les artistes ».

France Clarinval
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