Puisant dans les fonds de la maison-mère, Éric de Chassey explore les voies de la répétition dans la modernité

Bis repetita placent, voire plus

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Ce ne serait guère mensonger que de commencer par dire que la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz (jusqu’au 27 janvier 2025) s’en prend au mythe de l’invention et de l’originalité, du moins quand elles ont la prétention du monopole. Et son titre en dit déjà long à ce sujet : La Répétition, sans que nous sachions au départ d’où il vient. Au seuil de l’exposition, nous l’apprenons : en 1936, Marie Laurencin, elle aussi méconnue, peint un tableau appelé de la sorte, une scène de répétition musicale à première vue, cinq jeunes femmes, dans son style léger, quasi volatile. C’est Éric de Chassey, le commissaire, directeur de l’Institut national d’histoire de l’art, qui insiste, Marie Laurencin a répété Les Demoiselles d’Avignon, de Picasso : même nombre de figurantes, bien sûr de tout autre allure, puisque le nom d’Avignon renvoie à une rue de Barcelone et ses bordels, même forme pyramidale toutefois de leur agencement.

La répétition comme thème ou motif intéressait moins Éric de Chassey, plus comme méthode, ou processus de création. Comme mode opératoire, et il faut y inclure celui-là même de l’exposition. Il y figure un moyen-métrage de Germaine Dulac, qui date de 1928, à partir d’un scénario d’Antonin Artaud : La Coquille et le Clergyman. Passons sur l’intrigue, s’il y en a une, la censure britannique, en tout cas, n’y avait pas trouvé le moindre sens, ajoutant que si sens il y a, il ne saurait être qu’inconvenant. Des couloirs, une clef entre les mains du clergyman qui en gesticule, la balance, des portes… C’est de la sorte qu’on imagine Éric de Chassey face aux collections du Musée national d’art moderne. Il les connaît bien et y déniche des surprises quand même, et tout au long des œuvres qui interpellent, d’autres qui touchent ou ravissent. Avec au bout un parcours pour lequel le commissaire a trouvé autant de synonymes au verbe de répéter, pour les treize stations, et chose quasi programmatique, dès l’entrée, vous prenez à droite ou à gauche, ça revient à essayer ou à recommencer, et toujours à approfondir, dans les juxtapositions, dans les confrontations.

L’exposition comporte une soixantaine d’artistes, des œuvres de tout genre, de toute espèce, trop nombreuses pour toutes les passer en revue. Pas de thèse à laquelle on aboutirait, mais une attention constante à laquelle le visiteur est appelé. Rien de spectaculaire non plus, à nous de faire les premiers pas, tant l’exposition se caractérise par une grande sérénité, on ne peut pas faire plus pur et plus calme. Seule exception peut-être, la station qui réunit un tableau de Barnett Newman, un panneau et les personnages de Djamel Tatah, deux gisants à la Holbein de Marlène Dumas et les images d’une chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker. Et encore, les œuvres en font un lieu de méditation, de face à face avec la vie (sociale) et la mort.

Attention, si la répétition est chose sérieuse, dans son engagement même, elle ne manque pas d’humour, voire d’ironie. Voilà François Morellet, reprenant une cinquantaine d’années après, un tableau fait de lignes, de formes géométriques, de format réduit, 70x23 cm, l’agrandit outre mesure, à peu près trois mètres de hauteur, et l’artiste de commenter : c’est plus beau quand c’est plus grand. Dans l’exposition, les formats ne décident de rien.

À chacun, les moments qui le retiennent le plus, découvertes ou retrouvailles, et le lecteur ne tiendra pas rigueur de nos arrêts subjectifs. Par exemple devant le petit écran qui ramène dans les années 1980, avec Arena Quad 1+2, de Samuel Beckett, les entrées et sorties de quatre marcheurs enveloppés aux coins d’un carré, leurs trajets très calculés ; c’était un temps où la télévision avait de l’ambition, non réduite à celle de l’audience, en l’occurrence elle était allemande. Pour en rester aux vidéos et petit écran, il y a Abramovic et Ulay, il y a Nauman bien sûr, Richard Serra, Paul McCarthy, tous avec la part prédominante du corps.

Pêle-mêle, maintenant, quelques indications qui tiennent particulièrement à cœur : l’avant-garde hongroise des années 1960, avec Miklós Erdély, artiste conceptuel, et antérieurement déjà Dóra Maurer, et l’on élargira à la Polonaise Alina Szapocznikow et ses photosculptures ; la halte faite par Éric de Chassey pour Simon Hantaï, hommage de forme réduite mais non moins chaleureux et signifiant, notamment avec Écriture rose, et ses textes religieux et philosophiques, surmontés de telles signes, transcris de façon obsessionnelle à la plume et à l’encre de Chine, quasiment illisibles, comme le sont à la fin les chiffres de Roman Opalka, comptant jusqu’à l’infini, en blanc sur une toile s’éclaircissant au fur et à mesure ; autre apparition à peine saisissable, Les Cielographes, du film de Marijke van Warmerdam, des traînées blanches laissées par des aéroplanes sur un fond de ciel bleu ; enfin, retour à la peinture, Jonathan Lasker et Bernard Piffaretti, pour leur redoublement, leur duplication. On se rappelle les mots de Beckett, sur le fait d’essayer encore, de rater encore, de rater mieux. Pour des ratages, il est de belles réussites. Où l’exposition s’avère un coup de maître.

Lucien Kayser
© 2023 d’Lëtzebuerger Land