Des désaccords dans la direction de la Maison du Grand-Duc jettent le trouble sur la gouvernabilité de l’institution. À quelques mois des élections, Xavier Bettel pose ses conditions

Ultimatum

La photo officielle du couple grand-ducal, publiée mardi pour la saint-Valentin et le 42e anniversaire de mariage de Maria-Tere
Photo: Maison du Grand-Duc / Sophie Margue
d'Lëtzebuerger Land du 17.02.2023

Le 19 janvier, à son retour de Davos, le Premier ministre a lancé un « ultimatum » au comité de direction de la Maison du Grand-Duc, nous informe un participant à la réunion. L’institution au service du chef de l’État que Xavier Bettel (DP) a mis sur pied en octobre 2020 traverse une crise de gouvernance. Ce chantier, qui aurait pu être un succès du mandat du chef de file libéral, montre des failles à quelques mois des élections. Et ces brèches pourraient également polluer la campagne. D’où la nécessité de les colmater avant… ou de gagner du temps. Au Land, le représentant du ministère d’État auprès de la Maison du Grand-Duc, Jacques Flies, parle de « point de situation dans un contexte de regain d’activité ». Mais le « regain d’activité » désigne en fait plutôt un rythme de croisière que la Maison du Grand-Duc aurait atteint à l’automne dernier.

L’institution a été bâtie sur le rapport Waringo remis en janvier 2020 par l’ainsi nommé ancien inspecteur général des Finances. Le super-auditeur recruté par le Premier ministre avait notamment mis le doigt sur l’emprise de la Grande-Duchesse en matière de ressources humaines à la Cour alors que l’épouse du chef de l’État « exerce une fonction purement représentative ». « Il faut réformer le fonctionnement de notre Monarchie sur ce point essentiel », avait insisté Jeannot Waringo. L’arrêté grand-ducal du 9 octobre 2020 instituant la Maison du Grand-Duc a placé le maréchal au centre du dispositif, entre l’administration au service du chef de l’État et celle de l’État à proprement parler, qui accessoirement apporte les sous (autour de vingt millions d’euros annuels) nécessaires au fonctionnement de l’institution.

L’ancienne sherpa de Jean-Claude Juncker (CSV) puis de Xavier Bettel, Yuriko Backes, avait été nommée en avril 2020, officiellement par le Grand-Duc. La ribambelle de personnalités installées autour du chef de l’État au printemps 2020 ont toutes un lien direct avec le Premier ministre. Marc Baltes, nommé conseiller économique quelques mois après l’arrivée du libéral à l’hôtel de Bourgogne, est devenu conseiller du Grand-Duc à l’été 2020. Gilio Fonck, directeur adjoint de la représentation de la Commission européenne (sous Yuriko Backes) et prédécesseur de Xavier Bettel aux « Jonk Demokraten » (JDL), a pris la direction des ressources humaines. Puis, un cas un peu à part, Norbert Becker, éminence grise du DP en matière économique et financière, a pris la direction de l’Administration des biens. « Staatsministerium übernimmt die Kontrolle », avait écrit Reporter.lu.

Si l’accueil par le couple grand-ducal n’a pas été des plus chaleureux, l’institution voguait vers son cap, hors de l’arbitraire. « Je dois dire que l’enthousiasme et la coopération au sein du personnel des différents sites pour travailler ensemble en vue de la mise en place de la Maison du Grand-Duc est une grande satisfaction, » expliquait Yuriko Backes au Land un an après la naissance de la maison du Grand-Duc. Mais, quelques semaines plus tard, la maréchale a été invitée par les libéraux dans l’arène politique. Celle qui a accompagné la naissance de la Maison du Grand-Duc a, le 4 janvier 2022, pris ses fonctions de ministre des Finances pour remplacer Pierre Gramegna qui, lui, quittait la scène. Le même jour, Yves Arend (recruté en février 2021 par Yuriko Backes comme chef du bureau du maréchal) reprenait de « façon intérimaire » la tête de la Maison du Grand-Duc. Jusqu’à l’arrivée de Paul Dühr, annoncée en février et effective en avril. L’ancien ambassadeur à Paris, à Rome mais aussi auprès du Saint-Siège reprenait du service après quelques mois à la retraite.

Xavier Bettel a-t-il scié la branche sur laquelle il était assis ? Plusieurs sources reprochent à Paul Dühr de céder trop souvent aux exigences de la Grande-Duchesse, parfois contraires à la séparation des activités publiques et privées normalement orchestrée par la Maison du Grand-Duc. Maria-Teresa, régulièrement de passage à Paris, a côtoyé Paul Dühr alors qu’il était ambassadeur dans la capitale française. Elle se serait félicité que son nom sorte du chapeau. Mais qui l’a écrit sur la liste ? Le processus de nomination du maréchal relève du secret des dieux. L’arrêté grand-ducal ne précise pas la procédure. Les arrêtés annonçant les nominations informent que le Grand-Duc « a pris la décision en concertation avec le gouvernement ». Le wording a été identique pour Yuriko Backes et Paul Dühr.

À l’automne, avec le « regain d’activité », la machine a déraillé. Le 29 et 30 octobre, la Grande-Duchesse s’est attelée à un weekend essayage et photo en vue du mariage de la princesse Alexandra (prévu le 22 avril à Luxembourg pour le volet civil et le 29 dans le sud de la France pour le religieux). Les femmes de chambre et le service garde-robe traditionnellement affectés à Berg pour le week-end n’ont pas suffi le samedi. Les noms d’oiseaux ont fusé (d’Land, 9.12.2022). Il a fallu appeler du renfort. Le lundi, la Grande-Duchesse a convoqué le maréchal, le régisseur de Berg, une gouvernante et ses deux assistantes personnelles. Les reproches sur cette prétendue mauvaise organisation ont afflué. Le personnel accusé n’a pas été défendu. Le sentiment d’injustice a grandi. Le directeur des ressources humaines, Gilio Fonck, et le chef du bureau du maréchal, Yves Arend, ont été alertés.

Le 14 novembre, Xavier Bettel a rencontré Henri et Maria Teresa au Palais pour évoquer la crise. Le maréchal, Yves Arend et les deux assistantes de la Grande-Duchesse se sont réunis pour débriefer. Le chef du gouvernement a accordé six mois pour corriger le tir, leur apprend-on. L’une des assistantes s’effondre. On les a invitées à se mettre en congé. Interrogé par le Land en décembre, la Maison du Grand-Duc communiquait sur leur réaffectation à « une autre tâche avec leur accord ». Selon nos informations, les deux conseillères sont encore arrêtées. Interpelé à ce sujet, Jacques Flies rétorque qu’il ne lui appartient pas de communiquer au public les maladies des uns et des autres. Lorsqu’il lui est demandé ce qu’il adviendra des deux postes d’attachées personnelles affectées auprès de l’épouse du chef de l’État (pour la partie officielle, en plus d’une aide de camp) répond que les « discussions se poursuivent ». Maria-Teresa pourrait ainsi être privée de cabinet alors qu’on explique vivre un « regain d’activité ». Mais, depuis décembre dernier, les sorties officielles de la Grande-Duchesse sont rares. Elle ne participera pas à la visite d’État en Lettonie les 13 et 14 mars.

Dans la continuité de l’entrevue du Premier ministre avec le couple grand-ducal, le maréchal a diffusé une circulaire datée du 17 novembre promettant, sous le contrôle du comité de coordination (où figure le secrétaire général du gouvernement Jacques Flies), une réunion hebdomadaire (« ou toutes les deux semaines ») pour assurer la bonne planification des événements de représentation. Le document rappelle les droits des quelque 90 membres du personnel de la Maison du Grand-Duc, dorénavant bénéficiaires des avantages de la fonction publique. « Les règles de courtoisie, de bienséance et de respect d’autrui dans les relations interpersonnelles à la Cour sont d’application pour tous, quel que soit le statut ou la fonction », est-il encore précisé. Le plus long paragraphe concerne « les besoins spécifiques de SAR la Grande-Duchesse » dans l’exercice de ses fonctions de représentation (dont la préparation de la garde robe). Des réunions seront organisées régulièrement pour coller aux besoins. « Les décisions qui y seront prises seront définitives, sauf cas de force majeure à valider par le maréchal ou, en son absence, le directeur du bureau du maréchal », lit-on encore. Ironiquement, il sera reproché au chef de la maison du Grand-Duc d’être revenu sur une décision du comité de direction concernant l’assistance apportée le 18 novembre (le lendemain de l’envoi de la circulaire !) à la Grande-Duchesse pour la promotion de son livre Un amour souverain à Versailles, en compagnie de son coauteur Stéphane Bern.

À côté des événements officiels (comme les voyages d’État) et privés (la chasse) qui n’offrent aucun doute sur l’allocation de ressources (ou non), les événements privés à caractère public sèment le trouble. L’assistance à la Grande-Duchesse (ou au Grand-Duc, mais le chef de l’État est peu consommateur en ressources à Berg) requiert parfois une présence du « personnel dévoué » mentionné par Jeannot Waringo qui ne colle pas aux horaires de la fonction publique, avec notamment l’obligation de badger. Typiquement, les activités philanthropiques de Maria-Teresa dans le cadre de son association Stand Speak Rise Up! (SSRU, contre la violence sexuelle comme arme de guerre) sont considérées comme du domaine privé. Mais la présence d’officiels à ses événements, à commencer par celle de son chef d’État d’époux, requiert des moyens publics. En septembre 2021, quand Maria-Teresa a reçu une distinction honorifique de la représentante spéciale des Nations Unies, Pramila Patten (par ailleurs conseillère de SSRU), le personnel a débadgé pour continuer à travailler à la réception. L’organisation du mariage civil de la princesse Alexandra à Cabasson, où des têtes couronnées seront invitées, porte le même caractère hybride et son bon déroulement sera clé.

Yuriko Backes faisait respecter les principes de la Maison du Grand-Duc avec un certain doigté, informent des collaborateurs de la Cour. Celui qui porte aujourd’hui « l’esprit Waringo » au Palais, Gilio Fonck, est plus bourru et moins diplomate. Son implication apparaît d’autant plus aujourd’hui que l’autre membre du trio majeur à la direction de la Maison du Grand-Duc, Yves Arend, est arrêté. Depuis les congés de décembre, il n’est revenu que pour la réunion du 19 janvier. Là encore, le ministère d’État ne confirme pas. Dans son rapport, Jeannot Waringo écrivait : « Si les collaborateurs se sentent constamment exposés à des pressions, réelles ou senties, leur comportement peut changer radicalement. Ces collaborateurs sont plus souvent malades, se sentent mal et recherchent plus rapidement un nouvel emploi. » Le Premier ministre « suit cela de près » et a « à cœur » de régler la situation, rassure Jacques Flies. Un bilan est prévu courant mars. Six mois se seront écoulés depuis la rechute. Le ministère d’État ne veut pas se prononcer sur une éventuelle éviction.

Pierre Sorlut
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