50 ans de mutations au Luxembourg

Le Luxembourg, un village cosmopolite

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

En un demi-siècle la société luxembourgeoise a profondément changé. Elle a participé à toutes les mutations que les pays de l’Europe de l’ouest ont connues et que l’on résume un peu trop hâtivement par les vocables de tertiarisation et de moyennisation – la disparition supposée des différences entre classes sociales. 

Ces mutations ont été exacerbées au Luxembourg, pour trois raisons : D’abord parce que le Luxembourg, ayant connu une industrialisation tardive, venait de plus loin que ses voisins, ensuite parce que sa croissance s’est carrément emballée depuis le milieu des années 1980 au moment où l’économie commençait à ralentir dans les autres pays et troisièmement à cause de la petite dimension du Luxembourg. Des évolutions que toutes les grandes métropoles ont connues et qui y sont atténuées par la présence d’un arrière-pays se répercutent au Luxembourg au niveau national. Ainsi dans le palmarès des régions européennes, le Luxembourg n’occupe nullement la première place des PIB par tête d’habitant qui est tenue par Inner London.

On ne peut décrire en quelques lignes la petite société en mutation, entre ouverture et repli, qu’est le Luxembourg1. On peut à peine évoquer la segmentation du marché de travail avec le pôle de la fonction publique et des secteurs assimilés « réservés » aux Luxembourgeois, auquel s’oppose le pôle international qui fait appel à une main-d’œuvre hautement qualifiée fournie par l’immigration dorée. 

On ne peut pas discuter les modifications de la situation linguistique qui s’ensuivent sans tomber dans les chausse-trapes du sens commun. Maints Luxembourgeois, excédés de devoir commander leur bière ou leur baguette (hir Baguette) en langue française, n’acceptent pas l’idée que cette situation qu’ils trouvent injuste a peu à voir avec les étrangers, mais beaucoup avec la situation linguistique multilingue du Luxembourg qui, dans d’autres contextes, les remplirait de fierté. 

Une société rurale

On ne peut qu’approuver André Heiderscheid qui écrivait fin des années 1950 : « L’immense majorité du peuple luxembourgeois actuel est de souche agricole (…), il ne faut dès lors pas trop s’étonner de retrouver toujours, dans tous les milieux sociaux, les attitudes fondamentales de cette psychologie paysanne ».2

Les statistiques historiques établies au rythme des recensements montrent le recul du secteur agricole : En 1907 la part de la population active dans l’agriculture s’élevait à 43 pour cent. Elle était tombée à 26 pour cent en 1947, le premier recensement d’après guerre, et est passée à moins de deux pour cent en 2002. 

Heiderscheid montrait pour les années 1950 que le Luxembourg était toujours une société bien plus rurale que ne le laissait supposer la diminution de la population active du secteur agricole actée par les statistiques. En effet, bon nombre d’ouvriers gardaient leurs attaches avec le village dans lequel ils rentraient chaque jour, où ils continuaient à cultiver un petit lopin et à aider au moment de la récolte dans la propriété familiale. 

L’agriculture s’étant définitivement effondrée aujourd’hui, il subsiste cependant la ruralité. La mobilité aidant, les résidants du Luxembourg préfèrent toujours un habitat de faible densité, ce qui se traduit dans les chiffres suivants issus du recensement 2001 : 41 pour cent des immeubles d’habitation sont des maisons isolées – des bungalows –, treize pour cent sont des maisons jumelées, seulement 33 pour cent des maisons en rangées et huit pour cent des immeubles collectifs. 

Les villages d’antan aux abords de la capitale se sont fondus dans une couronne urbaine où le bâti traditionnel a été gangrené par de nouvelles constructions – des lotissements sur les abords, des immeubles citadins entre les anciennes bâtisses, des granges transformées en maison unifamiliales. Ni village, ni ville, ces territoires périurbains sont caractérisés dans les annonces immobilières par la formule « à quinze minutes du boulevard Royal », euphémisme à peine exagéré… tant qu’il n’y a pas de bouchons. 

Même si la communauté villageoise avec son contrôle social basé sur la connaissance mutuelle de tous les habitants n’existe plus dans la forme décrite par Heiderscheid, l’ancienneté de la résidence est toujours un élément structurant majeur des communautés locales. 

L’immigration dorée

De 1947 à 2001 la population résidente du Luxembourg a connu une croissance de 51 pour cent (passant de 291 000 à 440 000 habitants) provoquée surtout par l’immigration. Tandis que le nombre des Luxembourgeois a augmenté à peine, celui des étrangers a plus que quadruplé. Leur pourcentage dans la population totale est passé à 37 pour cent d’après les chiffres du recensement 2001, faisant fi à la théorie du « seuil de tolérance », selon laquelle il existerait un taux d’étranger maximum qu’une société pourrait « intégrer ». Le boom économique aidant, le Luxembourg a fait preuve d’une grande capacité d’intégration, si l’on entend par ce mot l’absence de conflits manifestes entre autochtones et nouveaux venus.

Mais il existe bel et bien une exclusion larvée au niveau de la vie citoyenne, apparemment supportée stoïquement, surtout par ceux des étrangers dont le passage au Luxembourg n’est que temporaire. Cela concerne surtout les cadres hautement qualifiés dont la proportion ne cesse d’augmenter. Soixante pour cent des immigrés (âgés de 25 à 69 ans) venus au courrant de l’année 2000 avaient un diplôme supérieur ou égal au bac. Pendant les dix dernières années, le Luxembourg a enregistré en moyenne l’arrivée de 11 000 immigrés et le départ de 7 000 personnes. C’est le solde de 4 000 qui fait augmenter la population. Depuis 1954, la série statistique dont nous disposons comptabilise (jusqu’en 2001 inclus) un nombre impressionnant de 456 841arrivants  dont seulement 124 109 sont restés. À côté des personnes appartenant à l’immigration dorée et qui n’ont pas de vraie incitation à s’impliquer dans la société dans laquelle ils vivent, il y a encore les frontaliers qui travaillent au Luxembourg sans y vivre et qui constituent un élément extérieur. 

Rappelons que 37 pour cent des 292 831 personnes ayant un emploi au 1er août 2003 sont des frontaliers. Grâce à une croissance dépassant de loin les ressources de la main-d’œuvre nationale, le marché de l’emploi est devenu un marché régional transfrontalier permettant à l’économie de croître au-delà des dimensions de la société nationale.

Par la présence des étrangers, Luxembourg-ville est devenue une métropole beaucoup plus cosmopolite que les villes européennes de même taille. Mais à cause de l’exclusion des étrangers de la vie politique, à cause du repli d’un grand nombre de Luxembourgeois dans le secteur protégé, le Grand-Duché continue à fonctionner sur le mode d’un grand village où la parole donnée a plus de poids que la règle écrite, où les projets s’enlisent dans les administrations dépassées, où les politiques craignent de prendre des décisions pour ne pas froisser leurs fidèles électeurs-panacheurs. Et pendant ce temps, les réformes tardent à venir pour améliorer un système scolaire labellisé par l’étude Pisa comme un des moins performants et des plus injustes au sein de l’OCDE. Et ce sont les immigrés qui sont restés et leurs enfants qui en souffrent le plus.

1 F. Fehlen, « Une petite société en mutation, le Luxembourg entre ouverture et repli », in : G. Trausch (sous la direction de), Le Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire – tentative d’un bilan, éditions Schortgen, Luxembourg, 1999, pp. 112-129

2 F. Fehlen, « Les années 50, la fin de la société traditionnelle », in : Claude Wey (sous la direction de), Le Luxembourg des années 50, Une société de petite dimension entre tradition et modernité, Publications scientifiques du Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, tome III, Luxembourg 1999, pp. 20-32

Fernand Fehlen
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