La Cour de justice de l’UE rend la semaine prochaine un arrêt décisif pour les administrateurs luxembourgeois et le business des holdings

« Énorme pression »

Romain Heinen, directeur de l’AED depuis 2006
Photo: D.R.
d'Lëtzebuerger Land du 15.12.2023

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) va-t-elle désamorcer une « bombe » en statuant jeudi dans l’affaire qui oppose l’avocat et administrateur Yves Prussen à l’Administration de l’enregistrement et des domaines (AED) ? Les juges européens devront répondre à la question soulevée par les juridictions civiles luxembourgeoises, de savoir si la TVA s’applique aux administrateurs luxembourgeois ou non. En 2020, l’éminent avocat, cofondateur de l’étude EHP, avait contesté la décision prise par l’AED d’appliquer la TVA sur ses rémunérations perçues en tant qu’administrateur en 2019. Il siégeait alors notamment aux boards de Banque Degroof, de Logwin (logistique) ou encore de Reinet (investissement). L’avocat a déposé un recours en 2021.

Le Luxembourg est l’un des rares pays européens à appliquer la TVA aux tantièmes des administrateurs, le seul de façon généralisée. L’AED considère qu’un administrateur d’une société exerce une activité économique d’une façon indépendante, que cette activité présente un caractère permanent et donne lieu à une rémunération en contrepartie de l’activité exercée, par analogie à toute profession libérale. Cette taxation indirecte a été officiellement imposée par voie de circulaire en 2016, ce qui avait été jugé explosif par les observateurs et intéressés. Paperjam avait titré « Une bombe nommée TVA à 17 pour cent ». La communauté d’affaires craignait alors que les groupes internationaux cessent d’implanter au Luxembourg leurs holdings pour des surcoûts nés à de la taxation des services de leurs administrateurs indépendants.

Aujourd’hui, le directeur de l’AED, Romain Heinen, 58 ans, explique que la question ne figurait « aucunement » parmi les priorités de l’administration et dit qu’il a agi « sans parti pris et de bonne foi ». Il avait été mandaté par son ministre de tutelle, Pierre Gramegna (DP), pour prendre officiellement position sur la taxation des administrateurs. Elle faisait débat dans la mesure où seulement une minorité s'étaient inscrits volontairement à la TVA (moins de 300 personnes physiques sur plus de 1 600 aujourd’hui, dont 460 sous le régime de la franchise). Une déclaration au procès-verbal du Conseil, retenue lors de l’adoption de la sixième directive TVA permettait, en effet, depuis 1977 aux États d’appliquer une exonération. Or, cette option n’avait jamais été activée au Grand-Duché dans le texte de loi. Par ailleurs, l’Allemagne soumettait les tantièmes à la TVA et la Commission européenne avait lancé des procédures d’infraction contre différents pays (dont les Pays-Bas) en vue de les taxer. L’AED a donc pris le parti d’appliquer, par circulaire, la TVA sur la rémunération des administrateurs.

« Une énorme pression fut exercée par l’ILA (lobby des administrateurs, ndlr) et de grands avocats, au niveau du gouvernement et de la Chambre, pour que les administrateurs n’aient pas à payer de TVA », raconte aujourd’hui Romain Heinen. Le directeur évoque « un retentissement jusqu’aux plus hautes sphères de l’État ». Entretemps l’exécutif européen a adopté une position plus neutre sur ce dossier et la CJUE a rendu en 2019 un arrêt allant dans le sens d’une non-taxation des membres d’un conseil de surveillance d’une fondation néerlandaise. L’avocat général de la Cour, Julianne Kokott, a suivi cette voie en juillet en retenant l’argument d’Yves Prussen (caché derrière les initiales « TP » dans la procédure), et « en esquivant les arguments de l’AED », remarque son directeur : l’administrateur n’exercerait pas son activité d’une façon indépendante, mais en tant que membre d’un organe collégial. « Cet organe représenterait la personne morale, de sorte que le service fourni collectivement serait réputé être fourni par la société elle-même », est-il écrit dans les conclusions. Ainsi, l’administrateur n’assumerait pas de responsabilité personnelle dans la gestion de la société au-delà du droit commun, ce qui serait un facteur décisif pour juger de l’indépendance.

Le cabinet Deloitte a rapidement réagi. « If the CJEU decision follows the opinion of the advocate general, this would have substantial consequences », écrit l’auditeur dans une publication sur son site. Il sera en principe possible de réclamer à l’administration cinq ans de TVA payées indûment. L’impact financier de l’arrêt tel qu’il se dessine (et les juges ont tendance à suivre l’avocat général) se répercuterait exclusivement au niveau des sociétés ayant un droit à déduction limité (secteur financier à l’exception de la gestion des fonds, et secteur immobilier), et non des administrateurs eux-mêmes (car ils ne font que transférer à l’AED la TVA facturée aux sociétés dont ils font partie du conseil d’administration), précise Romain Heinen. Il chiffre ces recettes à « quelques millions d’euros par an ». Si la CJUE puis le tribunal d’arrondissement (à qui reviendra l’affaire) devaient statuer en faveur d’Yves Prussen, le directeur de l’AED promet de « tout faire pour que la régularisation se fasse de manière la moins bureaucratique possible ». Au sujet d’un éventuel manque à gagner pour les caisses de l’État, Romain Heinen laisse entendre qu’il sera possible de récupérer les sommes dans le contexte de la lutte antifraude de ses services.

Pierre Sorlut
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