Figurations nimbées de peinture

d'Lëtzebuerger Land du 15.04.2022

Débarrassons-nous de suite de telles interrogations, voire altercations, déposées avec l’écume des jours dans les temps dominés de façon souvent douteuse par les wokeness, cultural appropriation ou cancel culture. Bien sûr, on se rappelle le constat des Guerrilla Girls, à Venise notamment, en 2005, que les artistes femmes au Metropolitan Museum ne représentent que cinq pour cent pas plus, et en face 85 pour cent des nus sont féminins. Quelques années plus tard, en 2011, 32 des 82 artistes à la biennale furent des femmes. En même temps, il y eut pour la première fois une plus grande participation africaine, avec la venue de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe. Depuis, dans les deux sens, féministe et mondialiste, la rupture avec le passé est réelle, toutes les manifestations en portant un témoignage fort et salutaire.

On a cela en tête, on l’oublie pour passer à autre chose dans les salles du Mudam, dans la galerie de portraits, soixante-sept en tout, de taille réduite, ou plus grande, où nous transporte la peintre britannique d’origine ghanéenne Lynette Yiadom-Boakye, avec cette exposition Fly in League with the Night. Dans cette étape luxembourgeoise d’une ample rétrospective, mais on fera fi de la chronologie, initiée par la Tate londonienne, passée déjà par Stockholm et Düsseldorf, avant de rentrer à Londres pour rattraper le handicap de la pandémie à son ouverture.

Pas de revendication, pas de geste politique, de quelque sorte que ce soit, chez cette artiste. Si elle ne peint que des personnes noires, c’est juste comme elle dit que c’est sa normalité. Et on en conclura, d’autant plus que c’est exactement ce que révèlent les portraits, d’autant plus peut-être aussi qu’ils figurent des personnages de fiction, une normalité rejointe en quelque sorte par de l’universalité, avec un regard sensible empreint d’une grande empathie. Et puis, autre conclusion à laquelle nous aboutirons, Lynette Yiadom-Boakye semble plus intéressée par la peinture elle-même que par les gens, par les voies qu’elle ouvre, sa potentialité, elle est loin d’avoir fait son temps. Il restera en plus toujours le dialogue avec les maîtres du passé, et Lynette Yiadom-Boakye ne s’en prive pas.

Pour en rester quand même un moment avec les personnes figurées, nous les trouvons dans les situations, les positions les plus diverses, occupées à quelque tâche, au repos, et assez souvent, quand leur regard ne se porte pas sur nous, quelque peu défiant, c’est comme si nous les surprenions en pleine contemplation, dans un moment d’introspection. Qu’elles soient saisies en plein air, sur une plage au bord de la mer, ou dans un espace intérieur, leurs attitudes ne changent guère ; il est de la sorte une part d’énigme, de mystère, impénétrable, renforcée encore quand il y a présence de quelque animal qu’on estimera volontiers totémique. Vous chercherez en vain une réponse du côté des titres, Lynette Yiadom-Boakye y montre son côté littéraire, elle écrit de la prose, de la poésie, mais la peinture, c’est plus, un langage au-delà des mots.

Ces tableaux de Lynette Yiadom-Boakye, cela commence avec la variété des compositions dans un genre qui pousse plutôt à la répétition. Il y a les portraits où la personne, partie supérieure du corps, nous fait face, un peu figée ; ailleurs, les voici en groupe, prêts à amorcer un mouvement. Lynette Yiadom-Boakye sait découper l’image, la faire vivre ; et que les personnes soient assises, couchées, allongées, elle nous fait retrouver, reconnaître toutes les positions portées par le canon de cet art du portrait au fil des siècles.

Paradoxalement, il émane de ces portraits, sans aucune visée psychologique, beaucoup d’expression, due, de même que la narration dont ils rayonnent, au traitement de la peinture, des couleurs en premier, du jeu de leurs tonalités, de leur rapport, de l’animation aussi des traits, des coups de pinceau. Et puis il y scintille, brille une lumière, sous-jacente dans telles toiles quasi nocturnes, où les images s’esquissent dans des tons bleus, bruns profonds, on dirait noirs, elle éclate ailleurs, incandescente, un rouge incendiaire ; enfin, mais c’est essentiel, les pupilles, tels vêtements, dans un blanc qui presque nous assaille.

Par les seuls moyens de la peinture, cet art atteint à une puissance rare, jusque dans les parties où il se laisse aller à un penchant décoratif. Elle vient renforcer quelque chose d’envoûtant, plus qu’interrogateur, dans notre face à face avec ces personnages imaginés, nonobstant notre liberté à leur donner vie et existence à notre tour.

Lucien Kayser
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