Dans un contexte de loyers exponentiels et de soutien institutionnel marginal, Diego Lo Piccolo continue de défendre une idée indépendante de la culture

Altrimenti, une utopie en sursis

Diego Lo Piccolo, mercredi 27 août au Centre Altrimenti
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 05.09.2025

Au bas des escaliers qui mènent au bar jouxtant la grande salle de spectacle, avec sa scène récemment agrandie, nous attend un homme élégant : pantalon blanc, pull bleu sans manches sur chemise blanche, barbe blanche soigneusement taillée, voix légèrement éraillée, silhouette un peu voûtée. Son nom évoque la petitesse, mais Diego Lo Piccolo entretient de grands projets — même s’il est modeste de stature. Avec Altrimenti, fondé en 2012 avec son épouse Carla, il a relevé un défi rare au Luxembourg : faire vivre un lieu culturel indépendant, sans subventions publiques (ou presque), fidèle à une ligne exigeante, à l’image de son directeur.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il cultive le conflit ni qu’il cherche à provoquer. Diego Lo Piccolo est un homme discret, enraciné dans la tradition humaniste de la gauche italienne : antifasciste, solidaire des classes populaires, engagé avec constance. Sur les réseaux sociaux, son ton peut parfois se faire plus direct : face à ce qu’il qualifie sans détour de « génocide du peuple palestinien », il en appelle — ces jours-ci, pour ne citer qu’un exemple — aux artistes, associations et acteurs culturels à ne pas rester silencieux, à prendre position avec clarté.

Ceux qui ne partagent pas ses prises de position peuvent toujours venir en discuter en personne, dans son bureau. Une ouverture au dialogue qui contraste avec les critiques anonymes, souvent virulentes mais rarement prêtes à échanger. Et à ceux qui trouvent ses mots parfois excessifs, voire préoccupants, il répond sans colère, mais avec une conviction tranquille : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. « Rester unis est plus important », insiste-t-il, convaincu que l’impunité dont bénéficie Israël, doublée de l’inaction des gouvernements, risque de peser lourd, moralement, politiquement, collectivement.

Né à Padoue, dans le nord de l’Italie, Lo Piccolo ne se destinait pas d’emblée à une carrière artistique. Ses études, éloignées du monde de l’art, ne l’ont pourtant pas empêché de plonger très tôt dans l’univers de la création. D’abord attiré par la scénographie, il fait ses premières armes dans le domaine de l’animation, avant de s’installer à Paris, où il travaillera près de huit ans, notamment pour la société de production Gaumont. De retour en Italie, il fonde sa propre société de production et réalise un court-métrage institutionnel primé par la Confédération des industriels italiens. La suite le mène à collaborer étroitement avec la RAI, participant à de nombreuses coproductions italo-allemandes et franco-italiennes.

Il arrive au Luxembourg en 2000, un peu par hasard, sollicité pour redresser une société de production en difficulté. Mais cette étape imprévue sera décisive. « J’ai compris qu’on attendait trop souvent des artistes qu’ils soient aussi gestionnaires. Cela n’a aucun sens. Un artiste doit pouvoir se concentrer sur son art », confie-t-il. Une conviction profonde qui deviendra l’un des principes fondateurs d’Altrimenti : créer un espace où les artistes sont libérés des contraintes administratives, afin de se consacrer pleinement à la création et à la rencontre avec leur public.

D’abord librairie, l’association a quitté la rue de la Faïencerie après quelques années à Limpertsberg avant de s’installer avenue Marie-Thérèse. Conçu comme un espace ouvert à la création, à la diversité et à la participation citoyenne, Altrimenti accueille concerts, pièces de théâtre, conférences, cours de musique, de danse, et bien plus. Mais l’avenir du lieu est aujourd’hui incertain : un projet immobilier baptisé Quartier Convict, mené par la société Lafayette SA — gestionnaire du patrimoine de l’Archevêché — prévoit la démolition du site. « Le bail est reconduit d’année en année, mais bientôt tout va être rasé », explique Diego Lo Piccolo. « Ils nous promettent un retour après reconstruction. Mais ce sera dans cinq ou six ans. Et Altrimenti ne tiendra pas jusque-là. » Côté Lafayette SA, on préfère entretenir le flou. Face au Land, le gestionnaire des biens terrestres de l’Église assure n’avoir « pas de nouvelles à communiquer à propos d’un éventuel projet de redéveloppement du site. Des études sont effectivement en cours, cependant, il n’y a pas encore d’agenda donc pas de projet de relocation des locataires ou d’initiatives de ce genre de notre part. »

À ses débuts, grâce à un partenariat avec le groupe Goeres (Hôtel Parc Plaza), Altrimenti bénéficiait d’un loyer modéré. Mais depuis que la gestion des lieux a été reprise par l’Église, le montant du loyer a explosé, passant « de 600 à 8 000 euros », déplore Lo Piccolo, soit une hausse de plus de 1 200 pour cent en dix ans. La relation avec l’administrateur actuel, Lafayette SA, se révèle également complexe. Aucun entretien n’est assuré, malgré un loyer jugé très élevé par l’association.

Lafayette SA précise que le montant du loyer s’élève à « 6 600 euros par mois hors charges locatives (surtout pour les consommables) ». Elle rappelle également que la location comprend « une grande salle des fêtes, une petite salle, plusieurs bureaux ainsi qu’un emplacement de parking ». Il n’empêche qu’un tel loyer représente une charge difficilement soutenable pour une structure qui emploie sept personnes pour un budget annuel d’environ 500 000 euros. « Le ministère de la Culture nous accorde 30 000 euros, soit à peine cinq pour cent de ce budget. La Ville de Luxembourg nous donne mille euros (« subside spécial », Ndlr). Parfois, la fin du mois est très difficile... Donc il arrive que nous payions en retard, et souvent dans ces cas il faut impliquer les avocats », explique, assis derrière son bureau, Lo Piccolo.

Comme beaucoup d’acteurs du monde culturel, Altrimenti a traversé une période difficile durant le confinement. « Nous avons continué à payer le loyer. Alors que bars et restaurants bénéficiaient d’aides, les centres culturels et associations comme la nôtre n’ont rien reçu », se souvient le directeur. Lafayette SA aurait envisagé une action en justice contre l’association, mais le ministère de la Culture est finalement intervenu en accordant une aide ponctuelle de 10 000 euros pour le loyer. De son côté, le bailleur souligne qu’« aucune procédure judiciaire n’a été engagée et que le locataire a régularisé les arriérés liés à la période Covid ».

Face à cette précarité, Lo Piccolo revendique haut et fort l’indépendance d’Altrimenti, y compris vis-à-vis des subventions. Un choix qui, selon lui, donne tout son sens à leur action. « Nous sommes de véritables médiateurs culturels et la médiation ne peut pas être crédible si elle est financée par l’État. Un médiateur doit être indépendant. Sinon, ce n’est plus de la médiation. Chez Altrimenti, nous ne dépendons pas du pouvoir politique. Nous écoutons les artistes et les citoyens, puis nous essayons de transmettre leurs besoins aux institutions. Voilà la véritable médiation. »

Cette indépendance proclamée confère à l’association la liberté d’assumer des prises de positions politiques, comme l’intégration du drapeau palestinien à leur logo, un geste audacieux que peu d’acteurs culturels subventionnés osent aujourd’hui. Difficile de savoir si cette posture est liée à l’acte vandalisme subi par Altrimenti dans la nuit du 6 au 7 avril? Des serrures ont alors été endommagées, rendant l’accès au centre impossible. Interrogé par L’Essentiel, Diego Lo Piccolo a préféré ne pas tirer de conclusion hâtive, évoquant néanmoins un possible lien avec un article publié sur le site d’Altrimenti, qui appelait à « la paix, la justice, la liberté et l’amour » dans un monde marqué par « des frontières profondes entre riches et pauvres, blancs et non blancs, personnes au pouvoir et peuples opprimés ».

Le fondateur d’Altrimenti n’épargne pas le modèle culturel luxembourgeois, qu’il juge trop centralisé. « Ici, tout est formaté, institutionnalisé. La programmation vient d’en haut et le public subit. Chez nous, c’est l’inverse. Les gens viennent avec leurs idées, leurs projets, et le lieu vit grâce à eux. C’est ça, pour moi, la vraie fonction d’Altrimenti. » Selon lui, beaucoup d’artistes locaux pensent d’abord au financement, avant même de concevoir un projet. Une logique inversée, qui trahit une culture de l’assistanat plus que de la création.

Malgré plusieurs tentatives de dialogue, dont l’envoi d’un document intitulé « Repenser la culture » au ministère, Altrimenti n’a reçu aucun retour. Dans ce texte, Altrimenti appelle à un dialogue renforcé entre les institutions publiques et les tiers lieux culturels indépendants. Il souligne l’importance cruciale de ces espaces, qui favorisent la participation citoyenne, l’innovation artistique et la diversité culturelle, tout en restant autonomes. Face aux défis économiques et à la précarité de ces structures, l’auteur plaide pour un soutien concret et adapté des pouvoirs publics, incluant financements, reconnaissance officielle et accompagnement. L’objectif est de construire une collaboration équilibrée qui permette à la culture de rester accessible, vivante et ancrée dans les réalités sociales, économiques et politiques actuelles.

« Le mot ‘tiers-lieu’ est aujourd’hui dévoyé. Il ne peut pas être décrété par les institutions. Il doit émerger d’un besoin collectif », estime Diego Lo Piccolo. Il observe avec consternation la création de toute pièces de tiers-lieux par d’en haut. Et de citer l’échec de certains projets lancés dans le cadre d’Esch2022, ou encore la transformation des Rotondes, à Bonnevoie, après l’entrée de la Ville dans le comité de direction. Il pense que l’âme du lieu se serait perdue. Avec 200 à 300 demandes d’artistes européens et internationaux par an, Altrimenti est devenu une véritable plateforme culturelle à rayonnement transfrontalier. Mais faute de moyens, seule une minorité des projets peut être accueillie.

Lo Piccolo rêve désormais de créer un véritable « village de la culture », inspiré de la configuration des places italiennes, où cinéma, théâtre, restauration, ateliers et rencontres cohabiteraient. Un projet ambitieux, pour lequel un terrain a été évoqué (dans le cadre d’un complexe immobilier), mais à des prix encore inaccessibles. Récemment Altrimenti a créé une société à responsabilité limitée (Sàrl) nommée Altrimenti Services. Cette initiative, lancée en avril 2024, gérera les aspects commerciaux et opérationnels de ce futur tiers-lieu culturel ambitieux, incluant des espaces pour des concerts, des expositions, des résidences, des projections, ainsi que des activités commerciales telles qu’un bar ou un restaurant. Le capital de cette société est destiné à soutenir le fonctionnement des trois premières années du projet, qui pourrait accueillir entre 120 000 et 150 000 personnes par an, contre environ 55 000 actuellement.

Cette démarche soulève des interrogations sur la cohérence entre les valeurs de l’asbl, qui prône une approche non commerciale de la culture, et la création d’une structure à but lucratif. Certains observateurs pourraient y voir une contradiction, voire une dérive vers une logique marchande. Pourtant, les responsables d’Altrimenti insistent sur le fait que cette Sàrl est un outil nécessaire pour pérenniser le projet culturel sans compromettre l’indépendance artistique de l’association. Ils soulignent que la société permettra de gérer les aspects commerciaux tout en maintenant l’asbl focalisée sur sa mission culturelle et sociale.

Note de bas de page

Frédéric Braun
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