À Hauterives, le Palais idéal du Facteur Cheval, ancré dans le pays, tout aussi dépaysé, suscite émotion et admiration

Des rêveries devenues architecture

d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2025

Il est des lieux dont on dit qu’il y souffle l’esprit, pour d’autres, c’est à l’imagination, son pouvoir évocateur inépuisable, qu’on se référerait plus volontiers. C’est le cas du Palais idéal du Facteur Cheval, à Hauterives, dans le département français de la Drôme, commune à une quarantaine de kilomètres de Valence. Là, il a beau y avoir un château datant de la fin du XVIe siècle, mais lui n’a jamais attiré pour de bon l’attention, au point d’avoir risqué s’effondrer l’année passée ; la restauration coûte cher à la commune, on parle d’un million, elle fera de son mieux. Non, Hauterives, l’identification se fait avec un Palais, appelé idéal, et en l’occurrence l’œuvre d’un seul homme, d’un solitaire, malgré son occupation de facteur, Ferdinand Cheval. Il lui a consacré, à partir de 1879, pas moins de trente-trois années, témoin la photo le montrant au travail, avec sa brouette, et à l’âge de 76 ans seulement, il put dire : C’est accompli.

Et la nouvelle, la curiosité, la renommée, de se répandre vite alors. Aujourd’hui, il arrive au Palais d’atteindre le nombre record de 300 000 visiteurs. Mais son heure de gloire, sa reconnaissance ultime, il les connut en 1969, étant classé monument historique, alors que la direction de l’architecture, au début du vingtième siècle, l’avait qualifié d’absolument hideux, « affligeant ramassis d’insanités, qui se brouillaient dans une cervelle de rustre ». André Malraux, lui, l’a rattaché à l’art naïf, c’est différent ; et l’on est tenté de soupçonner le ministre d’avoir eu une pensée furtive pour tel épisode de son raid de jeunesse avec Clara à Banteay Srei, une forme sans doute plus pure, parfaite, une même richesse inventive, de la dentelle de pierre, fine, délicate, le plus grand raffinement.

Ah, quelle erreur, quelle bêtise et quel mépris que le jugement des soi-disant élites de l’époque. Certes, Ferdinand Cheval n’était pas de leur rang, il puisait ses connaissances, ses inspirations dans les magazines populaires, les Magasin pittoresque et Veillées des chaumières, source où puiser la culture pour ceux à qui d’autres accès étaient barrés. De là, ce merveilleux syncrétisme du Palais où les religions, les civilisations se côtoient, se chevauchent, se mélangent, dans la féerie d’une pierre prise de folles extases. D’exaltations, de joie, d’enthousiasme, qui par contagion s’emparent très vite des visiteurs. Et il ne faut pas oublier que l’inspiration du facteur lui est venue d’une pierre justement, trouvée lors de ses tournées, il la dit d’achoppement, présageant peut-être la difficulté de son entreprise, l’inscrivant assurément dans les facéties de la nature.

André Breton a posé, en manteau de cuir, à côté de cette pierre, il a adoubé Ferdinand Cheval, l’a mis au panthéon des surréalistes. On a fait du Palais idéal toutes sortes de lectures, ésotériques, symboliques, mais il faut commencer par se laisser emporter, ravir, au sens le plus fort du terme. Bien sûr, pour ne donner qu’un exemple, Vercingétorix à côté de César, cela nous parle, ce n’est pas anodin dans l’histoire, mais les géants sont là comme dans les cortèges de carnaval, et est-il alors nécessaire de réfléchir en plus à la place d’Archimède, du savant grec, dans le trio. De la sorte, on n’en finirait pas de faire le tour des façades, d’en interroger la moindre excroissance, les moindres reliefs ou figures.

Ce n’est qu’en 1994 que la commune de Hauterives a acquis le Palais idéal. Sa visite, dans le couloir de la galerie, en montant en plus sur la terrasse, d’une certaine façon tient aussi du parcours d’initiation. Cheval lui-même l’a voulu et vu ainsi, par rapport à lui-même et sa propre vie : « En créant ce rocher j’ai voulu prouver ce que peut la volonté. L’autre jour, le lieu offrait un attrait supplémentaire, l’exposition dans la villa Alicius et au musée, de Marie Denis, qui avait dû être fermée au château en mai 2024. Dans les pas de Cheval, cette artiste assemble, tresse, sculpte ; elle forme à sa guise ce qu’elle emprunte à son tour à l’univers végétal et minéral. Face à l’artifice flamboyant du Palais, devant sa façade est, la première au moment de sa construction, voilà une boule de lin de Nouvelle-Zélande, réduite, minimaliste, certes, mais répondant par ce contraste même, et parallèlement par son tressage, aux desseins superbes du facteur.

Lucien Kayser
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