Théâtre

Frénésie théâtrale

d'Lëtzebuerger Land du 15.02.2019

Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan, ne cesse de nous surprendre de par ses choix de programmation vitriolés et inspirants. En accueillant Wajdi Mouawad pour son spectacle Tous des oiseaux, même si le nom du metteur en scène fait écho, le pari est osé : la pièce dure quatre heures, elle est jouée en quatre langues – surtitrée en français – et traite de problématiques identitaires, sur fond de conflit israélo-palestinien. Pourtant, ça marche. La salle est comble ou presque, le public pluriel et varié, le théâtre, autant que le Hâle, a sa place ici, même loin des grandes villes.

Tous des oiseaux est le dernier grand spectacle de Wajdi Mouawad après les immenses Littoral (1997), Incendies (2003) et Forêt (2006), qui ont fait sa renommée. L’homme de théâtre libano-canadien, actuel directeur du Théâtre national de la Colline à Paris, prolonge le récit qu’il tisse depuis toujours, autour de la famille, de l’identité, l’éducation, la culture, le poids des traditions ou encore l’influence de l’histoire. C’est à travers les continents que le metteur en scène et dramaturge nous fait naviguer d’une pièce à l’autre, toutes, plutôt déchirantes, mais souvent belles de par leur humanité pure et brute.

Écrit au fil des répétitions, Tous des oiseaux est un spectacle incisif et magnifique, dans lequel Mouawad nous fige au centre des conflits du Moyen-Orient, mais surtout face aux victimes indirectes de ceux-ci. Des quidams qui vivent, oui, mais au prix des secrets, des remords, des angoisses et des fissures psychologiques que seule la guerre engendre.

Au milieu de ce fatras, un couple, Eitan (Jérémie Galiana) thésard scientifique allemand d’origine israélienne et Wahida (Nelly Lawson), doctorante arabe américaine. Ballotés entre les idéaux familiaux et les dogmes de l’autorité, leur amour ne suffira pas à les sauver de leurs origines et les problématiques identitaires qui y incombent. La pièce raconte deux réalités différentes de la vie qui ne peuvent s’associer et finissent par imploser de leur confrontation.

Aussi, logiquement, Mouawad dans sa mise en scène, conserve la langue source de ses personnages, premier gage identitaire, insufflant de fait au propos une force immersive sans pareil. La question linguistique est d’ailleurs centrale chez Mouawad, tant dans une idée de contextualisation que de compréhension au sens strict du terme, comme il l’explique, il s’agit de « faire entendre les langues ensemble pour révéler les frontières et les séparations et tenter de remonter le fleuve du malentendu… » On se surprend ainsi à comprendre, même sans lire les surtitres pourtant pleinement intégrés à la scénographie (Emmanuel Clolus). D’ailleurs, le décor – fait d’immenses murs sombres mobiles, habillés parfois d’images vidéo-projetées – est constamment en mouvement, rappelant une danse macabre ou encore l’inéluctable temps qui passe et fait se changer les lieux tout comme les gens face à eux.

« On dirait une série, mais en vrai », entend-on, à l’entracte, de la bouche d’une ado’. Et c’est assez juste, dans la forme, moderne et frontale, plus encore dans l’exécution, superbe. En effet, l’ensemble de comédiens internationaux tient cette fresque sociétale avec fermeté. Jérémie Galiana propose un Eitan vif, d’une grande justesse, policé pour nous tirer les larmes, tandis que la « dommage » Nelly Lawson (Wahida), bien trop en force à notre goût, brille heureusement de sa présence tout du long, plus que du malheureux baragouin qu’elle nous réserve sur son dernier monologue. À côté d’eux, la famille berlinoise d’Eitan s’impose comme aussi vraie que vraie, à l’image de Judith Rosmair (Norah) en mère à poigne, Raphaël Weinstock (David) en père rigide et traditionaliste et Rafael Tabor (Etgar) en grand-père aimant et compréhensif. Derrière eux, Leora Rivlin (Leah) incarne la soupape risible de cette pièce avec génie, une grand-mère qu’on aurait aimé avoir.

Tous des oiseaux est une pièce majeure de cette décennie, montée par l’un des plus grands metteurs en scène de sa génération, montrée, partout dans le monde, dans les grandes maisons de théâtre et tenue par des comédiens au bagou incroyable… Pourtant, d’importance ou non, le théâtre divise autant qu’il unit. Et malgré l’extraordinaire de Tous des oiseaux, ce « grand » dernier de Wajdi Mouawad ne fera pas forcément l’unanimité. Mais c’est le propre du théâtre finalement : être un lieu de débat.

Godefroy Gordet
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