Le travail informel, intermittent ou interstitiel est le premier à sentir les conséquences du lockdown et de la crise économique post-Covid-19 qui s’annonce

Précaires paupérisés

d'Lëtzebuerger Land vom 21.08.2020

Positiver Jean-Marc Prime reste optimiste malgré la situation. « Nos entreprises sont le baromètre du marché du travail, dit-il, nous enregistrons de manière anticipée les mouvements et tendances du marché, qu’ils soient croissants ou décroissants ». Prime est le gérant de Kelly Services Luxembourg et vice-président de la fédération des agences d’intérim Fedil Employment Services, qui représente 21 sociétés (sur cinquante), constituant environ 70 pour cent du chiffre d’affaires du secteur au Grand-Duché. Les travailleurs intérimaires, qui sont normalement embauchés pour renforcer les équipes en cas de besoin, sont forcément les variables d’ajustement, ceux dont les emplois sautent si les perspectives de marché de tel ou le secteur s’assombrissent. Selon le rapport interne de la fédération, la coupe dans le nombre des heures prestées fut brutale : moins 34 pour cent par rapport à la même période de l’année dernière en mars, jusqu’à moins 67 pour cent en avril, en plein confinement. Puis cela remonte lentement : en juin, il y avait encore 28 pour cent d’heures en moins qu’à la même période en 2019, où les intérimaires avaient presté un million d’heures, tous secteurs confondus.

Alors ceux qui étaient en contrat à cette période-là avaient les mêmes droits que les salariés des entreprises concernées : respect des gestes barrières, recours maximal au télétravail là où c’était possible, droit de toucher le chômage partiel… Mais ceux dont les contrats, souvent très brefs, se terminaient, se retrouvent au chômage. Dans la foulée de la crise financière de 2008, quelque 2 000 emplois intérimaires avaient disparus en deux ans, notait alors le Statec dans son analyse de ce phénomène (Regards n°3/2012) : « Les employeurs ont donc, pour une large part, absorbé le repli de l’activité en diminuant le travail intérimaire plutôt que de licencier sèchement du personnel », écrivaient Jean Ries et Véronique Sinner à l’époque. L’industrie et la construction sont traditionnellement les principales branches utilisatrices du travail intérimaire, suivies du secteur financier et des services aux entreprises, puis du secteur des services plus large. L’industrie et la construction ont pu reprendre leurs activités depuis mai, mais ces secteurs restent encore « fortement impactés » par la crise, constate encore Jean-Marc Prime : « Sans surprise, le secteur de l’horeca paie le plus lourd tribut dans ce contexte particulier. Certaines de nos entreprises ont eu recours au chômage partiel pour leurs propres employés mais aussi pour les employés intérimaires dont le contrat de mission n’était pas arrivé à échéance. » Kelly Services pour sa part, travaillant essentiellement dans le domaine tertiaire, a vu une grande partie de son personnel télétravailler, mais a également constaté un changement d’attitude de certains de ses clients, qui adoptent une approche plus défensive et prudente. Certains préfèrent désormais recruter par eux-mêmes, note Prime. Le secteur financier était plus faiblement impacté par la crise jusqu’à présent. « On a constaté une reprise, mais il faudra plusieurs mois, voire plus, pour retrouver le volume d’affaires d’avant », concède Jean-Marc Prime.

Précarisation Le secteur du travail intérimaire représente toujours aux environs de deux pour cent du marché de l’emploi salarié au Luxembourg ; 18 000 salariés ont occupé un emploi intérimaire entre janvier et juin 2018, selon le syndicat OGBL. Plus de cinquante pour cent de ces salariés étaient alors des frontaliers résidant en France, suivis, en proportion, de résidents non-Luxembourgeois, puis de frontaliers allemands et belges. Selon le Statec, seuls deux à trois pour cent étaient Luxembourgeois il y a dix ans, et il s’agit plutôt d’hommes âgés entre 25 et 34 ans. Les travailleurs frontaliers disparaissent vite des statistiques luxembourgeoises. En juillet de cette année, le nombre des demandeurs d’emploi inscrits à l’Adem a augmenté de 26,1 pour cent sur un an ; le nombre de nouveaux postes déclarés par les patrons a diminué de 26 pour cent par rapport à juillet 2019 et les bénéficiaires des mesures pour l’emploi ont du mal à les quitter faute d’opportunités d’embauche. Autant d’indicateurs que doit discuter le comité de coordination Tripartite, qui s’est réuni le 3 juillet et doit se retrouver à la rentrée.

Frédéric Krier, membre du bureau exécutif de l’OGBL, y a participé. Il a observé avec inquiétude une accélération du développement du travail précaire : en juin, 35 pour cent des nouveaux emplois déclarés auprès de l’Adem étaient des contrats à durée déterminée (CDD), contre vingt pour cent en juin 2019. L’IGSS (Inspection générale de la sécurité sociale) répertoriait 22 640 CDDs fin mars 2020, contre un peu plus de 15 000 en 2013. « En règle générale, on constate une réticence grandissante des patrons à créer des CDI », observe Krier Or, pour aborder la hausse du chômage et envisager comment maintenir les gens dans l’emploi, le comité tripartite ne peut jamais analyser que les chiffres officiels : la croissance rapide du taux de chômage, qui s’établit désormais à 6,6 pour cent, et celle, beaucoup plus alarmante encore, du chômage des jeunes (une augmentation de 42,5 pour cent des demandes de moins de trente ans sur un an en juillet, selon l’Adem). « Lors de la précédente crise, en 2008/9, se souvient Krier, ce furent surtout des personnes plus âgées qui perdirent leur emploi. Mais aujourd’hui, les moins de trente ans ne trouvent plus que des emplois précaires. Ils mettront plusieurs années avant de décrocher un premier CDI. »

Éviter la faim Ce que les chiffres officiels ne disent pas, ce sont les phénomènes du travail illégal ou moyennement légal, souvent le premier et le plus brutalement frappé par la crise : Les faux indépendants par exemple, comme les livreurs des services de home-delivery dans la restauration, qui échappent complètement aux syndicats. Ou les travailleurs au noir, qui n’apparaissent que rarement, dans des communiqués de l’Inspection du travail et des mines (ITM) après des descentes de contrôle sur des chantiers.

Ce sont les ONGs d’aide aux travailleurs immigrés, notamment l’Asti, qui voient ces invisibles. Laurence Hever y est assistante sociale et a entendu les cris de détresse de ces femmes de ménage employées au noir dans plusieurs ménages ou sur des campings, ou de ces hommes travaillant sans être officiellement déclarés dans la restauration ou la construction, et dont, du jour au lendemain, le travail s’arrêta net avec le confinement à la mi-mars, sans aucun revenu de remplacement ni aucun droit à quoi que ce soit. Alors, pour parer au moins à la faim, l’Asti a lancé un appel aux dons et récolté une dizaine de milliers d’euros en argent privé, plus une aide exceptionnelle de l’Œuvre, et a finalement pu distribuer des bons alimentaires pour plus de 36 000 euros à 134 ménages, dont 69 enfants. Ces demandeurs étaient Brésiliens, Péruviens, Sénégalais, Camerounais, Nigérians et Capverdiens, certains Maghrébins aussi – et pour plus d’un quart ressortissants des pays d’Ex-Yougoslavie (surtout Serbes), qui avaient introduit une demande de protection internationale n’ayant jamais abouti. Certains sont au Luxembourg depuis plusieurs années, en moyenne entre quatre et six ans, parfois jusqu’à quinze ans. Ils travaillent ici, souvent pour des salaires sous les minima sociaux, parfois ils cotisent même, leurs enfants sont scolarisés – mais il n’en découle aucun droit. Le 22 juillet, l’Asti a arrêté son action parce que les fonds récoltés étaient épuisés. Une éventuelle relance est envisagée en septembre, selon l’évolution de la situation. Ce qui est sûr, c’est que beaucoup d’entre eux n’ont pas retrouvé leurs jobs, au moins pas tout le volume. « Ces gens étaient complètement bloqués durant le confinement : ils ne pouvaient plus travailler, mais ne pouvaient pas non-plus rentrer chez eux, les frontières étant fermées », raconte Laurence Hever. La dernière régularisation de sans-papiers remonte à 2013 ; quelque 500 dossiers avaient alors été traités.

Le 10 juillet, lorsque la deuxième vague du virus se confirmait au Luxembourg, la ministre de la Santé Paulette Lenert (LSAP) évoqua deux clusters de nouvelles infections dans des « colocations ». Il s’avéra qu’il s’agissait de ces chambres miteuses au-dessus de cafés louées à prix d’or à de nombreux travailleurs précaires. Information que Laurence Hever confirme : les travailleurs au noir étant par définition précarisés et vivant dans la peur de perdre leur emploi, ils n’ont pas de droits sociaux et ne peuvent pas se payer le « luxe » de tomber malade, de ne pas venir travailler, et n’ont pas d’endroit où se faire tester au virus ou s’isoler en quarantaine. Cette fin de semaine, l’Asti devrait enfin rencontrer des représentants du ministère de la Santé afin de discuter des enjeux de la lutte contre la propagation du virus dans l’économie parallèle. Car si la première chose qu’il faut montrer en entrant dans une structure de test, ce sont des papiers d’identité et de sécurité sociale, il est évident que les travailleurs au noir en sont exclus. Il est envisagé de passer par un système de bons anonymisés et distribués par le réseau de l’Asti et de mettre en place un foyer sécurisé où les malades du coronavirus, même précaires, puissent se retirer et être soignés. « Nous ne demandons pas de preuves et pas de papiers, assure Laurence Hever. Nous croyons les personnes qui viennent nous voir sur base de ce qu’elles nous racontent. »

Tout se passe comme si, au Luxembourg aussi, le coronavirus était cet « exhausteur d’inégalités » que décrit le sociologue de l’Université du Luxembourg Louis Chauvel dans une interview (d’Land du 15 mai), un « monstre disruptif » qui, si la société ne réagit pas à temps, risque d’amplifier « tout un ensemble de fragilités sociales et socio-économiques qu’on n’avait pas anticipées ».

josée hansen
© 2023 d’Lëtzebuerger Land