D’Land : En 2001, vous avez fondé l’ONG Zochrot (« se souvenir » en hébreu) dans le but de faire reconnaître la Nakba (« destruction » en arabe) auprès du public israélien juif, promouvoir l’histoire effacée et ouvrir le débat sur le droit de retour des Palestiniens. Comment le mot Nakba était-il perçu à l’époque ?
Eitan Bronstein : Il n’existait pas dans le discours hébreu. Quand j’ai cherché Nakba sur Google, aucun résultat n’apparaissait en hébreu. Aujourd’hui, même des ministres comme Avi Dichter utilisent le mot avec fierté, et même avec cruauté. Ils disent : « Nous déployons actuellement la Nakba de Gaza » Donc le mot est entré dans le discours public, mais de manière terrifiante. Malgré cela nous avons eu un impact. À Zochrot, nous avons créé la première carte de la Nakba. Nous avons organisé la première conférence à Tel Aviv sur le droit au retour. Ce fut un scandale, mais un moment crucial. En 2011, le gouvernement israélien a adopté la loi Nakba, pénalisant les institutions publiques qui la commémorent. Nous avons toujours su que c’était une réponse directe à notre travail.
Avec votre épouse Eléonore Merza Bronstein, anthropologue, vous avez ensuite crée De-colonizer, laboratoire de recherche et d’action artistique, dont le but était de déconstruire l’identité coloniale de l’État d’Israël et proposer d’autres imaginaires politiques pour un futur post-colonial en Israël/Palestine. En quoi ce projet diffère-t-il de Zochrot ?
Zochrot se concentrait sur la Nakba de 1948 et les réfugiés palestiniens, tandis que De-colonizer élargit cette perspective, notamment avec des recherches sur le Golan. L’objectif reste de révéler ce qu’Israël cherche à effacer : son histoire, ses cartes, des témoignages. Nos événements publics obligent à affronter cette réalité cachée, ce qui provoque de fortes réactions gouvernementales. Le maire de Jérusalem et la ministre de la Culture ont tenté de bloquer en justice le lancement de notre livre. Sans succès. Malgré une meilleure connaissance de l’Histoire, la situation politique et la radicalisation en Israël se sont aggravées. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on documente une catastrophe au ralenti. Il y a plus de savoir, plus de conscience, mais moins d’espoir. Israël est bien plus extrême aujourd’hui qu’à l’époque de Zochrot. Mais l’histoire compte. La mémoire compte. Et peut-être qu’un jour, tout ce travail (les cartes, les livres, les récits) aidera à construire autre chose.
Vous avez grandi en Israël et avez servi dans l’armée. Quels ont été les moments-clés de votre passage du sionisme à l’antisionisme que vous revendiquez aujourd’hui?
C’était un processus lent qui, curieusement, a commencé pendant mon service militaire. Quand je me suis engagé en 1980, ayant grandi dans un kibboutz, il n’y avait aucun doute. Faire son service militaire, c’était la norme. Je n’avais même jamais entendu parler de quelqu’un refusant la conscription. Mais pendant l’entraînement de base, près de Naplouse, j’ai vécu quelque chose qui m’a profondément troublé. On était en poste à un checkpoint, et j’ai vu les Palestiniens s’arrêter, sortir de leur voiture sans qu’on leur dise, faire la queue pour montrer leurs papiers. On était des adolescents, des gamins fouillant les voitures, donnant des ordres à des adultes. Le déséquilibre de pouvoir était choquant. C’est là que j’ai commencé à comprendre ce que cela signifiait réellement d’être une armée d’occupation. Ce n’était pas une journée particulièrement violente, mais la violence psychologique était évidente. À partir de là, les doutes ont grandi. Après mon service, la guerre du Liban a éclaté. Le massacre de Sabra et Chatila a été un énorme choc. J’ai rejoint le mouvement des objecteurs de conscience durant mon service de réserve. J’ai refusé de servir à nouveau pendant la première Intifada. Ce furent des étapes difficiles, mais la véritable rupture avec le sionisme est venue plus tard.
Quand cette rupture complète s’est-elle produite ?
En octobre 2000. J’ai participé à des manifestations de citoyens palestiniens d’Israël, en solidarité avec Gaza et la Cisjordanie. La police et l’armée israéliennes ont tiré à balles réelles. Douze citoyens palestiniens d’Israël ont été tués et un de Gaza. Dont deux pendant la manifestation à laquelle je participais. C’est là que j’ai compris : même à l’intérieur d’Israël, les Palestiniens sont perçus comme l’ennemi dès qu’ils expriment leur solidarité. Pas à cause du logement ou de l’éducation, mais simplement parce qu’ils agissent en tant que Palestiniens. J’ai compris que ce n’était pas une question de droits individuels ou d’égalité civile. C’était structurel, le sionisme lui-même. C’est à ce moment-là que je suis devenu antisioniste.
Vous vivez aujourd’hui à Bruxelles. Vous sentez-vous en exil ?
Oui et non. J’ai déménagé ici fin 2019. Je me sens bien mieux ici qu’en Israël. Et la plupart de mes proches me disent aujourd’hui que j’ai fait le bon choix. Mais bien sûr, c’est difficile. Ma langue, mon identité, ma poésie, tout cela s’exprime en hébreu. J’ai appris le français et je me débrouille, mais ce n’est pas pareil. J’ai encore de la famille en Israël. Deux de mes cinq enfants y vivent.
Récemment, au Luxembourg l’autorité de régulation financière a approuvé la vente d’obligations israéliennes destinées au marché européen tandis que l’Orchestre philharmonique d’Israël est l’invité de la Philharmonie en novembre. Que pensez-vous globalement de l’attitude des pays européens ?
Je suis évidemment déçu par l’attitude des pays européens. Certains sont moins mauvais que d’autres, la Belgique par exemple, sans être exemplaire, est loin d’être la pire. Mais ce qui me frappe, c’est le fossé immense entre les mobilisations populaires et la passivité des responsables politiques. Il y a des manifestations massives partout, notamment à Bruxelles, mais les élites restent figées. J’ai lu récemment une interview du président de l’UEFA, confronté aux appels à exclure Israël des compétitions. Il a répondu qu’il était personnellement opposé aux boycotts sportifs, sauf dans le cas de la Russie, où les politiques avaient mis la pression. Dans le cas d’Israël, c’est la population qui le fait, pas les gouvernements. Cette réponse est très révélatrice. Tant que les États européens ne prennent pas position, rien ne bougera vraiment. Ce blocage s’explique aussi par une culpabilité historique persistante vis-à-vis des Juifs, par le refus d’assumer leur propre passé colonial, et par une islamophobie profondément ancrée. Cela crée une solidarité implicite avec Israël, vu comme un bastion occidental dans la région, selon la vision de Herzl qui parlait d’un poste de civilisation contre la barbarie au Moyen-Orient. Aujourd’hui encore, Israël est culturellement et économiquement très intégré à l’Europe, ce qui complique toute remise en question.
Le gouvernement luxembourgeois a déclaré être prêt à reconnaître la Palestine ce mois-ci, tout en estimant que, en tant que petit pays, il n’a pas suffisamment de poids pour engager des actions plus ambitieuses.
Je pense qu’il n’y a pas de petites actions. Vraiment. Parfois, même un petit pays peut devenir un modèle. Par exemple, s’il décidait de sanctionner Israël, cela aurait un impact symbolique fort. À l’inverse, si ce même pays continue à faire comme si de rien n’était, en invitant l’Orchestre philharmonique d’Israël par exemple, cela envoie un tout autre message : celui de la normalisation. Or non, il ne faut pas inviter, il faut rompre les liens autant que possible. Et si c’est possible, les rompre totalement. Oui, vraiment. Si les paroles s’accompagnent d’actes concrets, par exemple, la reconnaissance de l’État palestinien, alors cela devient significatif. D’ailleurs, je dois avouer qu’avant, je n’étais pas vraiment favorable à cette reconnaissance. Je ne soutiens pas la solution à deux États. Mais dans le contexte actuel, si cette reconnaissance s’accompagne de mesures réelles, alors oui, elle peut être utile, ne serait-ce que pour perturber la politique israélienne. Bien sûr, ils vont réagir comme toujours : accusations d’antisémitisme, etc. Mais toute forme de pression concrète est nécessaire. Et c’est exactement ce genre de modèle que je trouve inspirant : des citoyens qui, par leur action directe, réussissent à stopper cette normalisation. Voilà, c’est ça mon espoir. L’espoir que les gens continuent à se mobiliser, à refuser l’inacceptable, et à transformer leur indignation en actes concrets.
Avant les attentats du 7 octobre, le journaliste Gideon Levy disait : « il faut qu’Israël empire avant d’aller mieux ». Y croyez-vous encore ?
On pensait que les contradictions internes finiraient par provoquer l’effondrement. Mais après le 7 octobre et le génocide actuel, je ne suis plus aussi sûr. Mon espoir réside désormais dans un réveil global, des actions concrètes, pas seulement des déclarations. Politiques, sanctions, pression internationale, c’est le seul espoir. Il faut mettre fin au régime actuel d’Israël et, à terme, démanteler Israël en tant que système colonial et exclusif.
Pensez-vous qu’Israël pourrait s’effondrer de lui-même, comme certains le prédisent ?
Je pense que c’est possible. Pas seulement à cause de pressions extérieures, mais aussi à cause de ses propres contradictions internes et de sa radicalisation. Un régime vidé de toute humanité, soutenu par une société qui célèbre la violence de masse, n’est pas viable. C’est celui que veulent les colons messianiques : un territoire sans Palestiniens. C’est une vision inacceptable, mais elle est là. La seule voie raisonnable, c’est de démanteler ce régime pacifiquement, par des sanctions, de la pression diplomatique, un isolement politique et économique. Un fait frappant : dans la Knesset actuelle, les partis arabes détiennent une dizaine de sièges. Parmi eux, Ofer Cassif (Hadash-Ta’al), est le seul à avoir publiquement appuyé une procédure devant la CIJ. Celle-ci accusait Israël de génocide. C’est pourquoi je pense qu’aucune réforme interne n’est possible. Un effondrement façon Afrique du Sud est peut-être la seule voie.