Entretien avec le juge luxembourgeois à la Cour européenne des droits de l’Homme, Georges Ravarani, sur la mendicité et les libertés, les délais de la justice et les audits, et la différence entre politique et droit

« Rester inquiet »

Georges Ravarani
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 22.12.2023

d’Land : Le nouveau ministre de l’Intérieur, Léon Gloden (CSV), vient de donner son feu vert à l’interdiction générale de la mendicité décrétée, en mars, par la majorité bleue-noire de la Ville de Luxembourg. En avril 2021, la Cour européenne de Strasbourg avait jugé qu’une telle interdiction était contraire à la Convention des droits de l’Homme. Vous siégiez dans la chambre qui a rendu cet arrêt. Que vous inspire le revirement du nouveau ministre ?

Georges Ravarani : Il faut bien mesurer ce que dit cet arrêt « Lăcătuş contre Suisse ». La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) se penche sur des situations individuelles, mais elle énonce également des principes généraux. Dans l’affaire en question, une ressortissante roumaine, Madame Lăcătuş, avait enfreint l’interdiction de mendier en vigueur dans le canton de Genève. Elle était alors condamnée à des amendes, mais puisqu’elle ne pouvait payer celles-ci, elle a été emprisonnée pendant cinq jours. Le tribunal fédéral suisse a validé l’interdiction de la mendicité, et la dame s’est alors adressée à la Cour de Strasbourg. Dans sa décision, la CEDH a dit que mendier pour subvenir à ses besoins élémentaires constitue une liberté fondamentale, et que celle-ci est basée sur la dignité humaine. La Cour considérait que la plaignante se trouvait dans un dénuement complet. Aucun élément ne permettait de considérer qu’elle appartenait à un réseau criminel. Puisqu’il n’y avait pas de comportements intrusifs ou agressifs de sa part, la mesure qui lui était imposée était, aux yeux de la Cour, disproportionnée.

Vous étiez arrivé à la même conclusion, mais en suivant un raisonnement différent. Dans votre opinion séparée mais concordante, vous écriviez que même si la mendicité pouvait incommoder certains, ce serait « le prix de la vie en société ».

J’étais d’accord avec le résultat du jugement, mais sur base d’un autre raisonnement. La mendicité est une activité aussi vieille que le monde. Elle peut émaner d’une nécessité, mais aussi d’un choix personnel. À mon avis, c’est une liberté personnelle, tout simplement. Elle ne pourrait donc être interdite d’une manière générale pour le seul confort des autres qui la trouveraient inconvenante. Il s’agit donc, essentiellement, d’une question de tolérance. La mendicité peut cependant être encadrée pour qu’elle n’empiète pas sur les libertés d’autrui. Et elle peut, bien entendu, être interdite si elle est intrusive, agressive, voire criminelle. Nul problème, à mon avis, d’interdire l’obstruction des entrées de magasins ou d’habitations. Mais si les restrictions vont tellement loin qu’elles vident un droit de sa substance, alors il y a un problème par rapport à la Convention européenne.

Sur la Radio 100,7, Léon Gloden disait avoir lu votre opinion…

…C’est ce qu’il a dit, oui. Loin de moi de mettre ça en doute.

Le ministre a aussi affirmé qu’on ne pouvait comparer le canton de Genève à la Ville de Luxembourg, en soulignant deux différences : À Luxembourg, les pauvres ont droit à l’aide sociale et l’interdiction de mendier n’y est applicable qu’à des parties du territoire (Ville-Haute, Gare, parcs publics).

Je tiens à rappeler que le gouvernement suisse plaidait, lui aussi, la disponibilité d’une assistance sociale. Cet argument n’est donc pas vraiment nouveau. En fin de compte, ce sera probablement à un juge de décider si la mesure est proportionnée, si elle est conforme à la loi, à la Constitution et à la Convention européenne. Je peux m’imaginer qu’une affaire va tôt ou tard passer devant le tribunal de police. Il suffira qu’une personne verbalisée conteste sa contravention. L’affaire pourra ensuite remonter toutes les instances et, le cas échéant, arriver à Strasbourg. Il s’agira, en dernière analyse, de juger si l’interdiction, telle qu’elle se présente actuellement, vide le droit en question de sa substance ou non.

Dans l’affaire du sonneur d’alerte Raphaël Halet, vous étiez par contre en désaccord avec vos collègues de Strasbourg. Dans une opinion dissidente, vous estimiez que l’arrêt de la CEDH « brade le secret professionnel ». S’agissait-il d’un réflexe protectionniste ?

Nullement. C’est vrai que j’ai voté contre cet arrêt et rédigé une opinion dissidente avec trois de mes collègues. La Cour de Strasbourg a accordé le statut de lanceur d’alerte au moyen d’un élargissement considérable des révélations tombant sous cette qualification. Jusque-là, le statut était reconnu à ceux et à celles qui dénonçaient des pratiques illégales. La Cour a élargi la protection aux informations légales, mais répréhensibles (là, nul problème pour moi)… et même aux informations présentant un « simple » intérêt public. Et là, je n’ai plus marché. Dans cette logique, un médecin peut révéler l’état de santé, ou un banquier les comptes bancaires d’un personnage public, parce que cela représenterait un certain « intérêt public ». Ce critère est très vaste et très vague. Je trouve que cela va trop loin. On en vient à brader le secret professionnel et à banaliser le vol de documents au sein d’une entreprise. Ce n’est pas rien !

Entre 2008 et 2015, vous étiez président de la Cour administrative. Depuis quelques années, celle-ci se réfère de plus en plus aux principes généraux du droit, et emprunte un raisonnement plus exégétique, plus créatif. Comment voyez-vous cette évolution ?

Un juge a beaucoup de pouvoir. Même s’il n’est pas élu, il a une légitimité, celle de l’impartialité. Une de ses missions consiste à protéger les minorités contre la majorité parlementaire du moment, c’est-à-dire défendre les libertés fondamentales du citoyen. Mais il doit également être conscient des limites de son pouvoir. Même un juge en haut de la hiérarchie doit être animé par des considérations juridiques. Il doit essayer de ne pas faire de la politique. Avec des notions comme « principe de cohérence » ou « principe de réalisme », un juge peut rendre inapplicable quasiment n’importe quelle loi. Cela constitue quand même un danger. Car le juge doit respecter les compétences des deux autres pouvoirs constitués que sont le législateur et le gouvernement.

La nouvelle Constitution introduit le principe de proportionnalité dans l’article 37. Dès le deuxième article, on lit que le Grand-Duché est « fondé sur les principes d’un État de droit et sur le respect des droits de l’Homme ». Le constituant donne donc beaucoup de pouvoir aux juges, en s’inspirant d’ailleurs de la CEDH.

La Cour de Strasbourg manie quotidiennement le principe de la proportionnalité, mais avec beaucoup de prudence. La proportionnalité n’est pas un fourre-tout. Il existe des paramètres stricts pour l’apprécier. Au cas où la restriction d’une liberté fondamentale correspond à un but légitime, les États bénéficient d’une marge d’appréciation, mais la Cour vérifie si la mesure est nécessaire dans un État démocratique et correspond à un besoin social impérieux, pour reprendre une formule qu’elle utilise souvent.

Les juges devraient « essayer de ne pas faire de la politique », dites-vous. Mais ne sont-ils pas, même à leur insu, porteurs d’une idéologie ?

D’un juge, on exige l’impossible : Il doit être au courant de tout, mais habiter en quelque sorte sur la lune. Il est censé être une feuille blanche. Mais un juge est aussi un citoyen. Sa valeur cardinale, c’est son impartialité, c’est-à-dire sa faculté de garder une juste distance envers toutes les parties. Pour y arriver, il doit être indépendant. Mais l’indépendance n’est pas une fin en soi. Elle est indispensable pour que le juge puisse vraiment être impartial. Tout au long de sa carrière, un juge doit rester inquiet. (L’expression n’est malheureusement pas de moi.) Il doit sans cesse remettre tout en question, y inclus, et surtout, lui-même.

En parlant d’idéologie, je pensais par exemple à la protection de la propriété foncière, qui est cimentée par l’appareil judiciaire.

J’ai toujours essayé de rester légaliste : la loi est la loi, et je l’applique, sauf si elle est contraire à la Constitution ou à la Convention européenne. Un juge ne peut pas s’affranchir du respect de la loi. Si, idéologiquement ou politiquement, un juge n’est pas d’accord avec une loi, il ne peut pas refuser de l’appliquer. Ce qu’il peut faire, c’est voter pour un parti qui propose de changer cette loi… C’est à mon avis toute la différence entre politique et droit.

Très peu d’affaires visant le Luxembourg sont plaidées devant la CEDH. Vous avez une explication à cela ?

Cela a certainement à voir avec le fait que notre pays reste un véritable État démocratique. La prééminence du droit n’est pas un vain mot au Luxembourg. Mais cela n’explique qu’en partie le faible nombre de requêtes déposées à Strasbourg. Par tête d’habitant, il y a deux fois moins de requêtes venant du Luxembourg que de la Belgique. C’est un constat que je fais et qui m’intrigue un peu. Il semble y avoir assez peu d’engouement de la part des avocats luxembourgeois. Ce qui est d’autant plus étonnant que les arrêts de Strasbourg sont couramment appliqués par les juges luxembourgeois. Depuis 1950, le Luxembourg reconnaît une prééminence aux conventions par rapport aux lois nationales. La CEDH fait donc partie du paysage juridique luxembourgeois depuis un moment déjà.

Le Luxembourg aime se présenter comme un bon élève en matière des droits de l’homme. Au bout de huit ans à Strasbourg, est-ce que cette image s’est confirmée ?

À de rares exceptions près – et le cas Halet en est une –, le Luxembourg compte effectivement parmi les bons élèves des États membres du Conseil de l’Europe. Le seul problème récurrent au Luxembourg, c’est le formalisme excessif dont fait preuve la Cour de cassation et qui conduit celle-ci à déclarer irrecevables un nombre anormalement élevé de pourvois. Cela a récemment donné lieu à plusieurs condamnations du Luxembourg à Strasbourg. Alors j’entends dire : « On n’a pas d’avocats spécialisés en cassation. Ils ne savent pas s’y prendre. » On pourrait répondre : « Alors, soyez moins exigeants ». Quoi qu’il en soit, les autorités luxembourgeoises sont maintenant obligées de remédier à la situation. On peut imaginer que seule une intervention du législateur aurait quelque chance d’être efficace.

Vous n’êtes pas non plus tendre avec la Cour constitutionnelle. Elle pourrait être abolie, ses magistrats seraient des « touristes » ; c’est ce que vous disiez à l’occasion de son vingtième anniversaire. C’était un peu de la provocation, non ?

J’en faisais partie ! En Belgique ou en France, on est juge constitutionnel à plein temps. Au Luxembourg, vu la taille du pays et le nombre d’affaires devant la Cour constitutionnelle, on l’est accessoirement, les juges de la Cour constitutionnelle sont aussi, voire principalement, membres d’autres juridictions. Cela conduit à des situations que je qualifierais d’insolites. Un juge de la Cour administrative peut ainsi poser une question à laquelle répondra un collègue de la même Cour, mais dans sa fonction de juge de la Cour constitutionnelle. Je suis absolument en faveur d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Mais pourquoi faudrait-il réserver cela à une Cour constitutionnelle ? On dit toujours : « Un juge de paix ne peut s’y livrer, c’est trop sérieux ». Je me permets de ne pas être d’accord ! D’une part, si un juge en bas de la hiérarchie judiciaire se livrait à un contrôle de la constitutionnalité, par le jeu des recours, la question arriverait de toute manière en haut de la hiérarchie. Plus important encore, tout juge peut décider de ne pas appliquer une loi, lorsqu’il estime que celle-ci est non conforme à la Convention des droits de l’homme. Alors, pourquoi ne pas en faire de même à propos des questions de constitutionnalité des lois ? De plus, très souvent, il s’agit de droits fondamentaux qui se trouvent énoncés à la fois dans la Constitution et la Convention européenne.

« Une justice trop lente est une justice absente », disiez-vous en 2007. Comment s’expliquent les délais très longs des tribunaux luxembourgeois ?

Je dois dire qu’au Luxembourg, on rend une justice de qualité, qui est, en général, acceptée par les justiciables. Avec un bémol au tableau : les délais s’envolent. Il y a évidemment de plus en plus d’affaires, et elles sont, peut-être, de plus en plus compliquées. En même temps, il y a une hausse spectaculaire du nombre de juges recrutés, qui sont désormais assistés par des référendaires. On parle d’augmenter encore les recrutements, voire de créer de nouveaux tribunaux. Je me permets d’avoir des doutes. On pourrait songer à d’autres voies. À commencer par la déjudiciarisation de certains contentieux, comme les accidents de la circulation (du moins ceux sans aspect pénal). On pourrait aussi identifier les ressources mal allouées, qui pourraient être mieux valorisées. Lorsque j’étais président de la Cour administrative, je voyais les délais s’allonger et je me demandais comment on pouvait mieux faire. J’avais alors pensé à un audit externe.

Les juges auraient-ils accepté de se faire auditer ?

Aucune idée (rires)… Mais qui dit troisième pouvoir, dit aussi troisième devoir. En tout cas, je crois que cela n’a rien à voir avec l’indépendance des juridictions. Nous sommes indépendants dans la manière de rendre la justice, c’est une condition essentielle. Mais nous sommes aussi un service public, une administration étatique, avec des spécificités il est vrai.

La jurisprudence reste peu analysée, commentée et critiquée. Parce qu’il manque une masse critique ?

Tout simplement, parce qu’une très grande partie des décisions des juridictions civiles et pénales ne sont pas disponibles. À mes yeux, c’est un petit scandale ! Comment connaître la jurisprudence des tribunaux, alors que leurs décisions ne sont pas publiées ? Je parle d’une publication de toutes les décisions, de manière anonymisée bien entendu. Il s’agirait là d’une forme de démocratie du savoir. Ce n’est pas à une quelconque autorité de choisir ce qui doit et ce qui ne doit pas être publié. C’est à ceux qui analysent la jurisprudence de décider ce qu’ils y trouvent intéressant. Les juridictions administratives ont, dès leur création, mis toutes leurs décisions, sans exception, sur internet. La preuve que c’est faisable.

En 2014, alors que vous présidiez la Cour administrative, celle-ci n’a pas accordé la protection internationale à deux Algériens qui se disaient persécutés à cause de leur homosexualité. Dans les années qui ont suivi, vous avez à plusieurs reprises cité cette décision. En 2017, vous écriviez par exemple : « Dans la plupart des pays, ces personnes peuvent vivre une vie tranquille dans la mesure où ils ne se mettent pas trop en évidence ». Il faudrait « déterminer si l’on pouvait s’attendre à un certain degré de retenue ». Ces propos ont pu choquer. Est-ce que vous les regrettez ?

Tout le monde évolue… Mais il faut replacer ces propos dans leur contexte. La Cour administrative avait été saisie d’une affaire de deux Algériens qui demandaient l’asile en invoquant leur homosexualité et le caractère pénalement punissable de celle-ci dans leur pays d’origine. La Cour estimait que ni la preuve de leur orientation sexuelle, ni la persécution des homosexuels en Algérie n’étaient établies. Si j’ai mentionné cette affaire par la suite, c’était pour illustrer la tension qui peut exister parfois entre les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne et ceux des juridictions nationales. C’est une tension entre des juges qui sont amenés à analyser des questions de manière abstraite et des juges qui doivent prendre des décisions très concrètes. La Cour de justice avait en effet jugé que, lorsqu’un demandeur d’asile se prétendait victime de persécutions en raison de son orientation sexuelle ou de sa religion, le juge de l’asile n’était pas en droit de contrôler la véracité de l’affirmation. J’ai souligné que cette dispense de toute preuve risquait d’aboutir à une discrimination à rebours des réfugiés politiques. Car ceux-ci doivent bien prouver qu’ils sont persécutés à cause de leurs convictions politiques. Cette discrépance, je la trouve vraiment problématique.

La CEDH a appelé dès avril 2022 la Russie à cesser ses attaques contre les civils en Ukraine. Ces « mesures provisoires » n’étaient évidemment pas suivies d’effet. J’imagine que de telles affaires interétatiques sont assez frustrantes ?

On ne se fait pas d’illusions : si on condamne un État à arrêter des exactions, il ne va probablement pas le faire. La Cour de Strasbourg ne va pas envoyer une armée. Mais je vois toute de même une utilité à ces affaires. Une instance indépendante rassemble les faits, y applique le droit et rend une décision. C’est donc un regard objectif, souvent le seul, qui est porté sur un conflit. Cela a donc une valeur, et ne serait-ce que pour les livres d’Histoire.

Trois affaires climatiques sont actuellement en délibéré à la CEDH. Elles seront, elles aussi, destinées aux livres d’Histoire, ou pourraient-elles avoir un réel impact ?

Elles illustrent bien cet « interplay » entre le politique et le juridique. En somme, « sauver » le climat est avant tout une question dont la politique doit s’occuper efficacement. Mais face aux catastrophes qui se multiplient, des individus et des associations s’adressent, oserais-je dire en désespoir de cause, aux tribunaux. Les juges nationaux et internationaux ont à leur disposition des normes qui s’imposent aux États, dont le droit à la vie privée, qui implique le droit de vivre dans un environnement sain. Mais en prononçant une condamnation qui oblige les pouvoirs politiques à prendre certaines mesures, le juge ne passe-t-il pas outre ses compétences ? Empiète-t-il sur la marge d’appréciation des États ? Et même si la Cour imposait des obligations aux États, celles-ci seraient-elles respectées ? La Cour de Strasbourg va rendre trois décisions en matière climatique au courant de l’année 2024. p

CV

Né en 1954, Georges Ravarani a été nommé juge à la Cour européenne des droits de l’Homme en 2015. Il prendra sa retraite en mai 2024. Durant sa carrière, il a également été juge au tribunal d’arrondissement (1981-1992), avocat (1992-1996), président du tribunal administratif (1997-2007) et président de la Cour administrative (2008-2015).

Bernard Thomas
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