À cinquante ans, et après avoir passé une vie à chercher l’assimilation, Antonia Ganeto passe à l’activisme : « On est racisés et nous en subissons les conséquences », dit-elle – autant assumer. Portrait

I am not your negro

Antonia Ganeto
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 06.12.2019

« Là, la petite fille avec le regard défiant, c’est moi ! » Au centre de la photo de famille datant de 1974 et la montrant avec sa mère, un de ses frères et sa sœur Aldina, Antonia Ganeto regarde droit dans l’objectif et donne vraiment l’impression de n’être pas commode. Ella a alors cinq ans et ne voulait surtout pas quitter sa vie au Cap-Vert, sur l’île de São Nicolau. Lors de la grande famine de 1968, son père, alors âgé de cinquante ans, quitta à la fois son pays (et sa femme, enceinte d’Antonia) et son métier d’agriculteur pour embarquer sur un bateau en direction de l’Europe et y chercher meilleure fortune pour sa famille. Au Pays-Bas, il entend que le Luxembourg cherche des ouvriers dans le secteur de la construction, et y va. « Il faut s’imaginer à quel point c’était dur de commencer à travailler sur les chantiers à cinquante ans ! », dit Antonia aujourd’hui. Au grand-duché, la demande de main d’œuvre est alors si élevée que le gouvernement signe un accord avec le Portugal – qui n’est pas encore membre de la Communauté européenne – facilitant l’émigration des ressortissants portugais par le travail (et excluant expressément les afro-descendants de cet accord). Monsieur Ganeto trouve un travail et un logement à Junglinster et organise un regroupement familial. Or, Antonia étant la cadette de dix enfants, ses plus grands frères et sœurs avaient déjà migré de leurs propres forces en Afrique et en Europe, la famille Gomes Ganeto vient donc à quatre personnes. « Et ce n’est pas comme aujourd’hui, c’est pas comme si on était monté dans un avion pour débarquer au Findel », raconte-t-elle. Le souvenir d’un périple long et difficile, par avion et bateau, passant notamment par une longue attente dans un foyer à Lisbonne, est un des souvenirs les plus difficiles à se remémorer lorsqu’elle raconte sa vie. « Je ne voulais pas de ce voyage, et je ne voulais pas rejoindre un inconnu [elle n’avait jamais rencontré son père encore, ndlr.], c’est ce qui explique cette grimace. »

Une fois arrivés à Junglinster, les choses ne s’arrangent pas vraiment. Le Luxembourg n’a guère l’habitude des Noirs, à l’exception de ceux qui avaient été au Congo, des GI américains, du « Neegerche bei der Krëppchen » (un petit personnage noir près des crèches dans les églises catholiques, qui dit merci de la tête quand on y met un sou), ou, plus tard, l’incontournable joueur de basket US de plus de deux mètres. L’histoire de Jacques Leurs, métis luxembourgo-congolais né en 1910 et ayant grandi au Luxembourg comme « premier Noir » du pays, que Fränz Hausemer raconte dans son documentaire Schwaarze Mann, est édifiante à plus d’un titre. Dans les années 1970, les Luxembourgeois disent encore « Neeger » pour un Noir et regardent Antonia et sa famille de travers. « Les taquineries étaient si méchantes que ma mère devait venir nous chercher devant l’école pour nous protéger », raconte-t-elle. Quelques amies locales sont d’une grande aide pour apprendre à se connaître, « en écoutant les disques de contes luxembourgeois ». Et puis, peu à peu, les gens s’habituent à la présence de la famille cap-verdienne. Jusqu’au jour où le père a un accident, la maison devient impayable, et ils partent s’installer à Dudelange. Où tout recommence à zéro. « Ce qui m’a le plus choquée, c’est que les autres immigrés qui habitaient dans la ville nous traitent de ‘nègres’ ». Le choix d’Antonia est alors celui de l’assimilation – tout faire comme les Luxembourgeois (elle en a la nationalité) – : elle passe par l’École de commerce et de gestion, puis des études en journalisme à l’ULB à Bruxelles (en même temps que Petz Bartz, RTL, ou Francine Closener, ex-RTL, députée LSAP). C’est en préparant son mémoire de fin d’études sur l’image du Noir dans la publicité qu’elle se plonge dans des recherches approfondies sur le colonialisme et ses conséquences, ainsi que sur le concept de race. Et si c’était plus complexe que cela ? Et si le Nord dépendait aussi du Sud ?

Depuis le 13 novembre, son téléphone n’arrête pas de sonner. Ce jour-là, l’Asti, le Clae, le Centre pour l’égalité du traitement et la Commission consultative des droits de l’homme organisent la conférence « Being black in Luxembourg ». On y discute les résultats accablants du rapport sur le racisme anti-noirs en Europe, réalisé en 2018 par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne. « Figures for Luxembourg are worrying », y lance son directeur Michael O’Flaherty : les afro-descendants ont beaucoup plus de mal à trouver un emploi, un logement décent (presque la moitié des plus de 400 personnes interrogées pour l’étude vivent dans un logement surpeuplé), qu’ils sont plus nombreux à louer que le restant de la population, plutôt propriétaires. Plus de la moitié, 52 pour cent, se disent victimes de harcèlement raciste (moyenne européenne : trente pour cent) et 56 pour cent de la population afro-descendante sont soumis au risque de pauvreté (contre
18 pour cent pour la population globale). Lors de cette conférence, Mirlene Fonseca Monteiro cite encore des phrases enregistrées dans le cadre de ses recherches sur les jeunes Cap-Verdiens nés au Luxembourg : chacun y donne des exemples de discriminations graves (« depuis quand oriente-t-on un Noir vers le classique ? »), qui créent de la souffrance chez des jeunes nés ici et qui se définissant en premier lieu comme Luxembourgeois. Et la ministre de la Famille et de l’Intégration Corinne Cahen (DP) crée un tollé en se disant « choquée » de ce qu’elle venait d’entendre, « que les préjugés sont toujours aussi forts » et qu’« on a peur de ce qu’on ne connaît pas ». Elle mise sur la sensibilisation et l’empowerment. Assise à gauche de la ministre, Antonia Ganeto ne tient pas en place ce soir-là. Elle a préparé son intervention. « Le racisme structurel est un phénomène sociopolitique qui avance masqué », souligne-t-elle. Et : « On nous voit ! On est racisés et nous en subissons les conséquences ». En clair : les afro-descendants ont beau faire tous les efforts du monde pour s’intégrer, ils ne peuvent se défaire de leur peau noire. Elle sait parce qu’elle l’a vécu : parlant parfaitement luxembourgeois (contrairement au créole) et revenant avec un diplôme universitaire de Bruxelles, elle n’a pas trouvé de logement à l’époque, les propriétaires refusant de louer à une Noire ! « On se complaît dans l’idée que le racisme ne nous concerne pas », dit-elle à la conférence, mais que la « colour blindness » affichée ne cache guère les stigmates qui restent.

Noire, femme, issue d’une famille nombreuse et modeste, Antonia Ganeto en cumule plusieurs. Mais sa réussite, son assurance aussi, lui valent d’être vue aujourd’hui comme un exemple dans la communauté des afro-descendants. Son franc-parler lors de la conférence lui vaut que le téléphone sonne sans cesse depuis, des gens l’appelant pour s’indigner d’une remarque raciste – les « micro-agressions » sont toujours courantes, de la défiance de l’administration aux bruits de singe au football lorsque joue un Noir – ou demander conseil. Après ses études, Antonia s’engage dans la médiation, d’abord via l’exposition itinérante Le Noir du Blanc dont elle fait le guide, puis au sein du Centre d’éducation interculturelle IKL, qui dépend du ministère de l’Éducation nationale et de l’Asti et offre des formations à l’interculturalité, aussi bien pour les enfants que pour les enseignants. « Quand je demande, pour commencer, aux participants de définir ce qu’est le racisme, beaucoup notent que ‘c’est quand on dit nègre’ », raconte-t-elle, alors que c’est tellement plus. Un voyage au Cap-Vert, qu’elle effectua à 23 ans, lui a prouvé que le racisme peut aussi être anti-Blancs ou anti-métis – là-bas, ceux qui sont plus clairs de peau furent jadis soupçonnés d’être plus proches du « maître ». Et des interventions de participantes au débat du 13 novembre, reprochant à la députée européenne Monica Semedo (DP), dont les parents sont Cap-Verdiens, de ne pas être une des leurs parce qu’elle ne parle pas créole et qu’ « elle a été élevée par des Blancs » furent aussi choquantes que le racisme ordinaire des résidents. « Il ne revient à personne de dire ce qu’elle est, Monica », juge Antonia, qui salue le fait que le Luxembourg soit désormais aussi représenté par une afro-descendante à Strasbourg. Il faudrait, estime-t-elle, plus de discrimination positive, par exemple en cherchant activement des enseignants noirs, pour encourager plus de jeunes à pousser plus loin leurs études.

Finkapé veut dire « aller de l’avant » en créole. Parce qu’elle vient d’avoir cinquante ans et qu’elle est bien dans sa peau, qu’elle s’est émancipée et ose désormais parler, Antonia Ganeto vient de lancer, en 2018, l’asbl Finkapé – Réseau afro-descendant avec sa sœur Aldina, ainsi que Jennifer Lopes Santos et Mirlene Fonseca Monteiro – quatre femmes fortes qui militent non plus pour une banale intégration au Luxembourg, comme ce fut le cas ces cinquante dernières années d’immigration, mais pour une reconnaissance de ce qu’elles sont, y compris de leurs « racines africaines ». « Cette couleur que plus personne ne veut nommer, elle fait pourtant toujours obstacle », constate Antonia, qui vient seulement de se rendre à l’évidence que le racisme persiste, bien qu’elle ne l’ait pas vu pendant longtemps parce qu’elle évoluait dans le milieu protégé de l’Asti. Pour pouvoir tisser des liens entre les communautés, elle sait qu’il faut maîtriser les codes des deux mondes. Aujourd’hui, Finkapé a une page Facebook, qui promeut le folklore et la culture africaines : James Baldwin et Rosa Parks furent à l’honneur pour leurs anniversaires cette semaine. Et l’association prépare un grand cycle de manifestations l’année prochaine à Dudelange, au Centre de documentation sur les migrations humaines (CDMH), qui l’a invitée à parler des liens multiples et complexes entre le Luxembourg et l’Afrique. Selon le Statec, seulement 1,41 pour cent de la population luxembourgeoise détenait une nationalité d’un pays africain en 2017, 34 pour cent d’entre eux étaient Cap-Verdiens. Selon l’étude du Cefis sur la communauté capverdienne, ils étaient presque 3 000 en 2016 à avoir la nationalité, mais en tout plus de 8 500 personnes furent alors d’origine capverdienne. Ces deux dernières années, le nouveau phénomène des demandeurs de protection internationale originaires d’Érythrée (462 nouvelles demandes en 2019), qui obtiennent souvent le statut de réfugié, vient accroître la communauté des afro-descendants au Luxembourg. Elle sera de moins en moins invisible. Et, grâce à l’activisme de gens comme Antonia Ganeto, percevra la négritude non plus comme une honte ou un handicap, mais comme une fierté. Un facteur identitaire parmi tant d’autres. « Parce que, aujourd’hui, beaucoup d’entre nous ignorent ce que cela veut dire ‘avoir des racines africaines’ », regrette Antonia.

Sources et références :

European Union Agency for Fundamental Rights : Being black in the EU – Second European Union minorities and discrimination survey, 2018 / Annick Jacobs, Altay Manço et Frédéric Mertz : Diaspora capverdienne au Luxembourg – Panorama socio-économique, rôles dans les mouvements migratoires et solidarité avec le pays d’origine, Cahier RED (Recherche, étude, documentation) du Cefis (Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales), Luxembourg, avril 2017 / « Être différente » – un témoignage d’Antonia Ganeto dans le dossier pédagogique réalisé par le Zentrum fir politesch Bildung pour le documentaire de Fränz Hausemer, Schwaarze Mann – Un noir parmi nous (Samsa Film) / Romain Hilgert : « Die afrikanischen Luxemburger von den kapverdischen Inseln », dans Banke, Kaffi, Hädekanner – 500 Jahre Luxemburg und die dritte Welt ; Cope, 1992 / Statistiques mensuelles du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur les nouvelles demandes de protection internationale. / Le titre de cet article est emprunté au documentaire éponyme de Raoul Peck sur James Baldwin (2017).

josée hansen
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