Farinelli Song

d'Lëtzebuerger Land vom 03.03.2023

Ils étaient à l’apogée au 18e siècle. Mutilés, certes, adorés, célébrés. L’engouement pour les castrats s’était répandu depuis la chapelle Sixtine, avant que les papes ne mettent fin à la pratique de la castration avant la puberté pour avoir des chanteurs de sexe masculin, à la voix aiguë, à la tessiture maximale, pour remplacer les femmes alors interdites de scène. Carlo Broschi, surnommé Farinelli, fut l’un des plus connus, avec un ambitus de trois octaves ; il est autrement emblématique puisque d’aucuns à partir de l’analyse du cadavre ont même voulu qu’il fût né femme, trichant pour braver la censure et faire carrière (Forumopéra, avril 2013).

Quoi qu’il en soit, le voici qui, avec Judith Deschamps, nous fait cadeau d’une exposition, de grande beauté, de belle émotion, dans deux salles du Casino Luxembourg, jusqu’au 16 avril. Pour son film Farinelli, en 1994, Gérard Corbiau avait déjà fait appel à l’Ircam, Institut de recherche et coordination acoustique/musique, pour reconstituer la voix du castrat. Le résultat ne fut guère probant, on se décida pour le mixage de voix de contre-ténor et de soprano colorature. Les nouvelles technologies aidant, on peut faire mieux aujourd’hui ; réinventer, recréer. Judith Deschamps et le compositeur Sá-Dantas, avec l’équipe Analyse et synthèse des sons, s’y sont mis pour un air en imitation du rossignol que Farinelli est aurait chanté toutes les nuits au roi d’Espagne pour calmer sa mélancolie.

Dans une première salle, à l’étage, se font face un appareil très technique, et à l’autre bout, dans une niche, comme pour une relique, inondée de lumière, la transposition en 3D d’un larynx associé à un pavillon d’oreille, les deux à partir de gravures des alentours de 1600. Le visiteur, lui, monte et avance sur un polyèdre étroit, et se rapprochant de la niche, des capteurs font que s’élève cette voix fabriquée à Beaubourg, aux arpèges faciles, époustouflants. Nous sommes ramenés à la situation de Philippe V, en même temps à la pointe extrême de l’invention, et passé, présent et sans doute futur se rejoignent. De même, autre caractéristique de la manière de Judith Deschamps, opposition, conjonction plutôt, ou dira-t-on consonance, de la technè (la plus poussée) et de l’humain, de son expression dans l’art contemporain.

À gauche, vous poussez le rideau, entrez dans une deuxième salle, pour un film, Judith Deschamps elle-même parlant de conte vidéographique (d’une durée d’une trentaine de minutes). Là encore, telles images transportent au dix-huitième siècle, de même les protagonistes, en l’occurrence les chanteurs, sont costumés en pages, en serviteurs, et en opposition, dans les studios et les couloirs de l’Ircam, vous voyez les techniciens et leurs outils, et sur son lit, la grand-mère âgée de 93 ans de l’artiste. Toutes ces images, sur l’écran panoramique, frappent par un éclat, une pureté, mais plus encore que par leur beauté, elles s’imposent avec les narrations, les récits, par les émotions véhiculées, qui passent avec force. Ainsi, la grand-mère, dans cet environnement de notre société technologique, tout en ramenant au début à la cour d’Espagne, confronte le visiteur avec la fin de la vie. Les jeunes chanteurs, l’un s’est décidé à une transition de genre, un autre à une mue silencieuse par exemple, nous disent leur vie. C’est très indiscret, très intime, mais c’est fait avec beaucoup de pudeur. Nous voilà saisissant le plus près possible les interrogations, les limites de l’identité et de sa construction.

D’une partition annotée par Farinelli lui-même au film de Judith Deschamps, à cette Mue et à l’exposition an.other voice, un long chemin a été parcouru, de réflexion, d’invention. Il a abouti à des œuvres où l’initiative de l’artiste, sa collaboration avec l’Ircam, l’engagement de pas moins de six voix, deux enfants, une soprano, une alto, un contre-ténor, un ténor léger, n’ont pas seulement donné comme une immortalité, une autre sorte d’universalité, à ces castrats, leur voix sans corps, non sans chaleur ou expression, comme le disait Jean-Jacques Rousseau. Au Casino, il y a plus : une mise en espace (dans la première salle), une mise en scène (dans le film), renouant avec les moyens d’aujourd’hui avec un souci et une volonté très XVIIIe.

Il reste ceci, une appréhension en premier. Que les visiteurs, comme cela se passe si souvent pour des vidéos, n’y jettent qu’un coup d’œil furtif. Non, il faut absolument rester les trente minutes, pour saisir la richesse, les tenants et aboutissants de la démarche de Judith Deschamps. Et pour y entrer de façon plus profonde encore, rentrés à la maison, tapez sur votre ordinateur : Judith Deschamps, La Mue, vous aurez quatre épisodes explicatifs de l’Ircam, et si vous continuez avec Fabula.org, un texte, très dense, de l’artiste même, La mue, la mort et le chant d’une IA. Cela dit, le Casino aiderait en mettant à la disposition de suite ces documents, l’expérience de pareille visite ayant vocation d’aller au-delà de la pure esthétique.

Lucien Kayser
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