Le public est invité à prendre le large à la galerie Octave Cowbell. Un appel du lointain qui s’incarne dès le titre de l’exposition conçue par la directrice du lieu, Vanessa Gandar. Ce qui pousse sur la baleine, demeure relate, sous forme d’intrigue policière, l’expédition en Nouvelle-Zélande de Vincent Chevillon, artiste voyageur dont l’œuvre oscille entre cartographie, anthropologie et poésie plastique, dans le sillon de l’Atlas Mnémosyne (1921-1929) d’Aby Warburg et des ouvrages que Georges Didi-Huberman a consacrés à l’historien de l’art. L’artiste, qui a grandi à La Réunion, s’est formé aux sciences de la terre avant de s’orienter vers la sculpture et la photographie. Celui qui réside aujourd’hui à Strasbourg et enseigne à la Haute école des arts du Rhin (HEAR) se joue des frontières et consigne, jour après jour, ses observations et ses travaux dans un blog (archipels.org) faisant office de carnet de bord. En suivant l’avancée de ses pérégrinations en ligne, Vanessa Gandar a eu l’idée de lui consacrer une manifestation spécifique, basée sur la trouvaille que Chevillon a faite en 2019 au Musée d’histoire naturelle de la ville de Strasbourg.
Alors que l’institution alsacienne venait de fermer ses portes au public pour plusieurs années de rénovation, Vincent Chevillon a eu un accès privilégié à ses réserves lors d’une résidence. Chargé initialement de photographier les collections du musée, Chevillon succombe au charme d’une pièce qu’il découvre et dont on ignore les conditions d’acquisition : deux bulbes tympaniques de baleine enveloppés dans un journal d’époque. Si la ressemblance avec l’oreille humaine est saisissante, la forme de ces bulbes peut évoquer aussi bien celle d’un coquillage ou d’un fœtus. Ce sont là les premiers indices qui sont à l’origine de l’enquête menée par l’Alsacien, et c’est logiquement que la photographie qu’en a prise Chevillon en noir et blanc (A Lack of Hearing, 2019) figure au commencement de l’exposition. Il s’avère que le journal Nelson, daté de 1905, provient de Nouvelle-Zélande. Avec les équipes du musée, Chevillon exhume des ossements du cétacé qui sommeillaient dans des boites pour en reconstituer le squelette. Il s’agirait d’une baleine à bec d’Arnoux, qui se serait échouée sur le rivage. En témoignent des ossements blanchis par le soleil et la mer, qui sont caractéristiques de l’échouement. L’exposition intègre la vue d’ensemble de l’animal produite par l’artiste, sur laquelle a été ajouté un encadrement en forme de quadrillage qui reproduit les boites qui contenaient les restes du mammifère. Dans une de ces boites a été trouvée une photo d’un homme âgé se tenant au côté de l’animal échoué. Des recherches ont permis d’identifier James Dall (1840-1912), botaniste anglais spécialiste des fougères qui s’est installé en Nouvelle-Zélande, dont c’est ici l’unique photo conservée. Chevillon s’est emparé de cette photographie pour y dessiner des fleurs sur la carcasse du mammifère. Façon, pour lui, de détourner la mort de la baleine pour en faire naître quelque chose.
L’artiste va ensuite se rendre en voilier sur les lieux du drame, dans la Golden Bay, là où les baleines viennent régulièrement pour mourir. Durant sept mois, il explore les contours de la Nouvelle-Zélande, tout en s’imprégnant des mythes des Maoris où la baleine occupe une place fondatrice. « Pour les Maoris, les baleines sont considérées comme l’origine du monde, gardienne de la terre et des océans. L’histoire raconte qu’elles viendraient s’échouer sur les rivages pour porter un message, elles s’adresseraient aux humains pour les enjoindre à prendre soin du vivant à l’aube de son extinction. », nous apprend Vanessa Gandar dans son texte de présentation. Au cours de son séjour, Chevillon recense les lieux où ont été retrouvés les immenses cétacés. Les cimaises de l’espace Cowbell sont ainsi recouvertes d’une centaine de fiches cartographiant des cimetières à ciel ouvert. En vue de produire une documentation scientifique, Chevillon rapporte méticuleusement la date à laquelle le mammifère s’est échoué et celle à laquelle il a produit la vue, assorties des coordonnées topographiques de l’emplacement. Sont mentionnés le type d’animal concerné (on y trouve aussi des dauphins), sa taille et son sexe. Plus avant, les bulbes tympaniques de baleine réapparaissent, mais cette fois-ci dans une chair d’airain, un matériau dont on se sert pour la constitution des cloches. Le tintement de cloches fait ainsi lien avec le fameux chant des baleines (qui inspira à Christian Boltanski un dispositif sonore en vue d’établir un dialogue avec les baleines, Misterios). Rejouant avec la pièce qui est à l’origine de sa recherche, Chevillon convoque la mise en scène de celle-ci en insérant deux pages de journaux derrière ses bulbes d’airain ; l’une est extraite d’une édition des Dernières nouvelles d’Alsace, la seconde de l’édition néo-zélandaise du Nelson Mail, toutes deux rapportant l’enquête menée par Chevillon. La boucle est bouclée.
Parmi les autres œuvres exposées dans Ce qui pousse sur la baleine, demeure, mentionnons l’installation réalisée avec des toiles de voile remplies de houille, pour donner l’impression de contenir un corps humain. C’est aussi une allusion aux navires qui fonctionnaient à l’époque au charbon. Lorsque des morts survenaient en cours de route, explique Vanessa, les corps étaient placés dans des hamacs puis jetaient à la mer : un geste dans lequel Chevillon perçoit une forme d’analogie avec le cycle des baleines échouées. Dans une autre pièce, l’artiste a sculpté dans l’érable le haut du crâne de la baleine. Il en a conservé la position verticale de cette pièce, qui en accentue l’étrange apparence, ainsi que la chaise sur laquelle celle-ci reposait au musée d’histoire naturelle de Strasbourg. À côté de la photographie prise au sein de l’institution se tient donc la sculpture, qui pointe désormais vers la lumière naturelle qu’offre une belle ouverture au plafond. L’expédition aboutit à une pièce obscure où une vidéo relie en son milieu deux vues de la mer obtenues lors d’une traversée de l’Atlantique : l’une au levant, l’autre au ponant. Autre manière de dérouler le flux et reflux, de poursuivre le cycle de la vie et de la mort.