Édito

Yaourt nature

d'Lëtzebuerger Land du 04.09.2020

De rerum natura. C’est en latin (pas en grec) le titre du poème XXL écrit par Lucrèce un siècle avant notre ère. Le philosophe épicurien y ébauche des préceptes scientifiques et tente d’y révéler la nature du monde. De manière bien plus prosaïque, deux millénaires plus tard, le projet d’établissement d’une manufacture de yaourt à Bettembourg remplit cet office. Cette semaine, les édiles de la commune à proximité de la zone industrielle où l’entreprise grecque en question, Fage, a acquis un terrain pour y bâtir l’usine ont publié le dossier de l’enquête publique dont ils avaient la charge et transmis au ministère de l’Environnement pour autorisation (ou non). 

Sans surprise, le bourgmestre CSV Laurent Zeimet et l’échevine Déi Gréng Josée Lorsché réitèrent leur opposition à cette unité de production de 80 000 tonnes de yaourt par an. Les arguments de l’élu chrétien-social étonnent. Laurent Zeimet dénonce « l’envergure démesurée et hors-sol » du projet porté par l’entreprise d’origine grecque et validé par l’ancien ministre de l’Économie Etienne Schneider qui, en 2016, a vendu le terrain sur la ZI nationale Wolser. « Il s’oppose diamétralement aux aspirations sociétales vers une production agricole paysanne décentralisée », écrit le bourgmestre dans son courrier. En effet, comme Fage International l’expose dans ses rapports annuels, sa future manufacture luxembourgeoise devra satisfaire l’augmentation de la demande européenne. (Ce qui doit d’ailleurs ravir le secteur de la logistique, priorité gouvernementale.)

Faut-il donc que l’usine s’implante de l’autre côté de la frontière ? Auquel cas, la préoccupation environnementale ne tiendrait pas. La vraie manière de respecter la planète consisterait à arrêter de consommer du yaourt, si la production requiert de grandes quantités d’eau. Gageons que Laurent Zeimet et Josée Lorsché y penseront lors de leurs prochains passages au Cactus. Mais, extrapolée d’un produit à l’autre, cette logique mène à la décroissance. Est-ce vraiment ce que Laurent Zeimet et le CSV prônent ? Telle n’est certainement pas là non plus l’intention de Josée Lorsché. Sauf, peut-être, à ne plus seulement limiter l’indicateur au seul produit intérieur brut.

L’honnêteté du propos est en cause. L’on soupçonne les élus locaux de brasser la politique nationale dans le yaourt. Faut-il voir dans cette alliance ponctuelle le signe annonciateur d’un rapprochement ? Le soutien (quoique prudent) au projet affiché par le bourgmestre socialiste de Dudelange, Dan Biancalana, va dans le sens de cette polarisation. De même que les attaques des ministres verts à l’adresse de l’ancien ministre Etienne Schneider. Ne matérialisent-elles pas un besoin de se défaire du partenaire de coalition socialiste ? Après tout, le LSAP est lui-même tiraillé entre d’un côté l’indicateur de performance de son ministère phare (hors crise sanitaire), l’Économie - à savoir faire du fric -, et de l’autre l’idéal sociétal de durabilité et d’équité (si on peut encore l’envisager). 

La contradiction est systémique. Fage est arrivé au Luxembourg en 2012 en pleine crise de la dette publique grecque. La nécessité d’assurer les financements sur une place bancaire solide était alors évoquée par le groupe (toujours dirigé par la famille du fondateur en 1926). Mais les comptes annuels du siège international, dans un business centre rue du Kiem à Strassen, dévoilent de la bonne grosse finance qui tâche avec notamment le recours à des produits hybrides d’optimisation via les États-Unis. En 2019, Fage a payé plus en conseil fiscal (183 000 euros) qu’en impôts sur le revenu (41 000 euros). Ironie du sort, l’eurogroupe, dont le Luxembourg est membre, demandait en 2015 au gouvernement grec d’assainir ses finances publiques… alors même que le Grand-Duché permettait au Luxlait hellénique d’éluder l’impôt national. Voilà ce que révèle, le projet d’usine Fage, la nature éminemment opportuniste du politique.

Pierre Sorlut
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