Cité judiciaire

La cité discordieuse

d'Lëtzebuerger Land du 04.04.2002

Les grands projets, ou du moins leur mise en oeuvre, en chantier, et le discussions diatribes qui les accompagnent, se suivent et se ressemblent. Et les délais de s'allonger, de sorte qu'il faut compter une quinzaine d'années, voire plus, pour aboutir à une réalisation qui en chemin a laissé des plumes, s'est réduite des fois en peau de chagrin.

Après le musée, il en va, il en ira de même pour la cité judiciaire. Et les controverses sur le lieu, les arguties sur le patrimoine, une fois de plus, auront fait que d'architecture il n'aura guère été question. Peut-être qu'il a été soigneusement étudié avec les futurs occupants comment aménager l'espace, comment assurer l'organisation la plus efficace de l'ensemble. La fonction est une chose (certes appréciable) dans la construction (et a fortiori dans pareil projet qui doit tenir la route à long terme). 

Il est, me semble-t-il, dans l'architecture au moins deux autres paramètres que je désignerai par les termes d'expression : qui est la patte du concepteur, la marque du créateur, et de représentation : en l'occurrence une adéquation de l'image extérieure et de l'institution, question de symbolisation.

Pour hâter la décision en faveur du plateau du Saint-Esprit, on avance maintenant l'argument de la perte de temps. Il est vrai que les choses ont beaucoup traîné, comme d'habitude, la décision du Conseil de gouvernement remontant à octobre 1991. Et à moment-là, pas d'inscription encore sur la liste de l'Unesco. Ce serait d'ailleurs une autre question à poser, que de savoir ce que vaut le classement (autrement que pour la promotion touristique), s'il est acceptable de se faire ensuite dicter l'aménagement d'un site.

Juste un mot sur le site justement ; je me rappelle une réunion au ministère des Affaires culturelles, c'était à la fin des années 80, le site était de tout temps réservé à la justice. Nenni pour le musée, et pourtant il y aurait eu une belle enfilade d'institutions culturelles. À se demander aussi pourquoi le Kirchberg est trop éloigné pour la dame aux yeux bandés alors que ce n'est pas le cas pour les muses. Le lobbying, ça doit exister.

La loi du 6 avril 1999 prévoit un budget de près de 100 millions d'euros (quatre milliards de francs luxembourgeois) pour la cité judiciaire, on ne sera pas loin de ce chiffre pour le coût réel du musée. Les deux réalisations auront battu tous les records de durée, le musée est d'ores et déjà assuré de remporter de même la palme en matière de prix. Nulle part on n'aura construit plus cher, il n'y aura pas de musée au monde où le coût du mètre carré de surface d'exposition batte la prodigalité luxembourgeoise.

 

1.

 

À Dresde (pour la Frauenkirche), ou à Berlin (pour le château), on refait carrément l'ancien. Comme s'il était possible de remonter le temps. L'acte est proprement anti-historique (contrairement aux apparences), négateur de l'histoire. Plus grave, il témoigne de la pusillanimité de notre époque. Là où semblable initiative peut passer, c'est à Venise, pour la Fenice après son incendie dévastateur, Venise, ville-musée, belle dans la lagune dormante qu'il ne faut pas effaroucher. Il en va autrement pour des villes vivantes, laborieuses. Il en allait autrement à Paris, quartier Beaubourg, mais le moment était autre, l'époque était prise dans un élan.

Sur le plateau du Saint-Esprit, l'orientation est rétrospective, l'idéal prôné, revendiqué, est celui du respect, c'est le terme employé, je parlerai plus volontiers de servilité. Cette dernière exclut l'originalité, et par conséquent il n'y a plus la moindre chance d'un dialogue avec la vieille ville, les vieux quartiers. Cela ne donnera pas d'étincelle, la transition sera fadasse. Il n'y a pour s'en faire une idée (image désolante) qu'à regarder ce qui a été construit les dernières années, dans les alentours, à la place du bâtiment de la Bâloise par exemple, ou en face ; cela restera, et l'entrée du plateau, boulevard Roosevelt, avec sa tour comme tronquée, lourdaude, ne vaudra guère mieux.

Ah ! il faudra un jour faire l'inventaire de cette maladie des tours qui sévit dans la capitale ; on en fourre partout, de toute sorte. Il en existe une autre dans le projet Krier, Tour des vents, comme dans l'antique Athènes, c'est ambitieux ; maintenant on la ramène de 43 à 34 mètres, plus bas on ne peut pas, elle sert en effet à cacher une cheminée qui a cette hauteur. À Beaubourg, on s'était ingénié à retourner les entrailles à l'extérieur, aurions-nous à faire à une architecture cache-misère. Elle ne tiendra pas à côté de la belle sculpture architecturale de François Gillen (mais comme le monument national se trouvera bien relégué).

 

2.

 

Le plateau du Saint-Esprit était lieu religieux et militaire. Prémisses idoines pour la cité judiciaire, je ne sais pas. À en juger d'après les documents et montages photographiques, elle gardera en tout cas un certain caractère fermé, pour un peu elle se donnera comme une forteresse. C'est vrai notamment du côté qui est le plus tourné vers la ville, vers le public, boulevard Roosevelt toujours, de quelque part que l'on vienne, par le viaduc, ou en longeant la cathédrale. Le bâtiment Vauban continuera à faire honneur à son nom.

Il n'est pas interdit d'avoir une autre idée de la justice. Et de souhaiter qu'elle donne une autre image d'elle-même. Image plus ouverte pour le moins. Pour ne pas aller jusqu'à mettre en avant le terme galvaudé de transparence.

Encore une fois, se prévaloir de l'effort d'une intégration parfaite au langage et au rythme de l'architecture de la vieille ville, ce n'est pas seulement faire aveu d'abdication architecturale ; pour la justice, c'est l'inscrire dans un contexte qui lui va mal. Peu s'en faut qu'on ne recommande alors à ses pratiquants de ne pas en rester non plus à la robe traditionnelle, de remettre hardiment la perruque.

 

3.

 

Le hasard (qui fait quelquefois bien les choses) m'a mis entre les mains naguère un vieux numéro de la Revue, Letzeburger Illustre'ert, il date du 11 février 1961. Plus de quarante années donc. Et je tombe sur quoi. Des photos avec les projets d'un aménagement du plateau du Saint-Esprit, dans le meilleur esprit de ces années-là, qu'on juge si sévèrement aujourd'hui.

Un premier prix n'avait pas été attribué, un deuxième prix était allé aux architectes Robert Lentz et Pierre Stumper, associés pour l'occasion à deux confrères genevois. Comme l'ambition avait été grande ; le plateau devait réunir ensemble chambre des députés, centre culturel (mais oui), palais de justice (quand même) et administration des contributions.

Je vous donne telle quelle la conclusion de l'article. Pas besoin de commentaire. « Diesem Urbanisierungs-projekt, welches das Stadtbild in keiner Weise stören wird, steht eine langjährige Ausführung zur Folge. Eine Arbeitsgruppe, zusammengestellt aus den prämierten Architekten, unter der Leitung des Staatsarchitekten, ist für die Ausführung zuständig. Das Datum zum Beginn der Arbeiten steht noch nicht fest. »

 

Lucien Kayser
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