Trump s’immisce dans la gouvernance de la Fed et met le système monétaire international sous tension

Indépendance en question

Donald Trump et Jerome Powell, le 24 juillet sur  le chantier de rénovation de  la Fed à Washington
Foto: AFPcl
d'Lëtzebuerger Land vom 26.09.2025

Ce n’est plus qu’une question de temps. Au plus tard en mai 2026, à la fin du mandat de l’actuel titulaire Jerome Powell, Donald Trump aura nommé un nouveau président de la Fed, où siègent déjà plusieurs de ses affidés. Le président américain pourra ainsi directement influencer les décisions de la Banque centrale américaine. Une perspective qui inquiète les milieux économiques dans le monde entier et qui a provoqué la colère de Christine Lagarde, la présidente de la BCE. Pourtant, aussi bien sur le plan géographique qu’historique, rares sont les exemples de banques centrales indépendantes.

En 2025, elles ne sont de, de jure ou de facto, indépendantes qu’en UE, aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Japon, au Canada, en Suisse, en Norvège. Partout ailleurs elles exercent leurs missions sous la tutelle plus ou moins étroite du pouvoir politique. C’est naturellement le cas de tous les régimes non-démocratiques d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, avec au premier rang la Chine, où la Banque centrale détient un bilan de 6 500 milliards de dollars (équivalent à celui de la BCE) et 3 300 milliards de réserves de change.

Au sein même de la zone euro, avant l’instauration de la monnaie unique et la création de la BCE, la soumission à l’autorité politique était la norme dans la plupart des pays, même si le degré de liberté de la banque centrale pouvait varier en pratique selon les périodes et les contextes nationaux. L’indépendance était surtout présente dans les pays avec une organisation décentralisée, telle qu’un État fédéral comme l’Allemagne. C’est précisément sur le modèle de la Bundesbank, créée en 1948, qu’ont été conçus la BCE et le Système européen de banques centrales (SEBC). Selon le traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, les banques centrales nationales de tous les États membres de l’UE, qu’ils aient ou non adopté l’euro, doivent être obligatoirement indépendantes, ce qui a obligé la plupart des pays à adapter leurs statuts.

L’indépendance d’une banque centrale n’interdit pas qu’elle subisse des pressions pour orienter sa politique monétaire. Aux États-Unis, elles ne sont pas venues que de la Maison-Blanche. Les grands médias, généralistes ou spécialisés, ont vivement critiqué le maintien par la Fed des taux directeurs élevés en 2024 et 2025, avec le risque d’étouffer la croissance et de pénaliser l’emploi. Dans la zone euro les organisations patronales et les représentants de certaines branches (comme l’immobilier) mais aussi les syndicats de salariés émettent régulièrement des réserves sur la politique monétaire de la BCE, jugée trop restrictive depuis 2022.

Les critiques écrites ou verbales ne peuvent pas, en principe, faire dévier une banque centrale indépendante de ses choix. Mais le pouvoir politique a d’autres moyens d’action, surtout en raison du statut des banques centrales. La plupart d’entre elles, même indépendantes, ont été nationalisées (il y a parfois plusieurs décennies) et sont donc des établissements publics. La loi peut leur garantir une « indépendance opérationnelle » (cas de la Bank of England) mais elles restent la propriété de l’État, qui finance parfois leur fonctionnement. En conséquence, presque partout dans le monde c’est l’exécutif qui nomme les dirigeants des banques centrales. En principe sur la base de leurs compétences, mais rien n’interdit de choisir un expert qui soit politiquement proche du pouvoir. C’est d’ailleurs ce que fit Donald Trump en 2018 en désignant… Jerome Powell à la tête de la Fed.

Dans les pays où la banque centrale est réputée indépendante, les dirigeants sont théoriquement inamovibles pendant leur mandat, mais peuvent être révoqués en cas de faute grave ou subir des pressions pour les amener à démissionner et les remplacer par des personnes plus « loyales ». C’est ce « levier humain » qui a été actionné aux États-Unis. Trump s’en est d’abord pris au président de la Fed, tombé en disgrâce pour avoir trop tardé à baisser les taux directeurs, en combinant insultes (selon les propos les moins durs du Président, il serait « stupide et incompétent » et sa gestion serait « horrible ») et menaces de le destituer pour cause de travaux de rénovation jugés somptuaires au siège de l'institution à Washington. Très énervé par le calme et la résolution de son ex-poulain, Trump a fini par se rabattre sur d’autres membres du Conseil des gouverneurs, où siègent deux de ses proches, Michelle Bowman et Christopher Waller, nommés lors de son premier mandat. En juillet 2025, ils se sont publiquement opposés à Jerome Powell en s’affichant partisans d’une baisse des taux.

Nommée par Joe Biden en septembre 2023, l’économiste Adriana Kugler a brutalement démissionné le 8 août 2025, sans donner d’explications publiques sur les raisons de son départ anticipé. Mais elle pourrait avoir subi des pressions de la nouvelle administration. Trump l’a aussitôt remplacée par Stephen Miran, l’un de ses plus proches collaborateurs. Dans la foulée, il a révoqué Lisa Cook, également nommée par Joe Biden en mai 2022 et première femme afro-américaine à siéger au Conseil des gouverneurs, en l’accusant d’une prétendue fraude advenue en 2021 (donc avant sa nomination) dans le remplissage d’un dossier de prêt immobilier. Un tribunal a annulé cette décision mais il ne fait aucun doute que Trump reviendra à la charge.

En toute hypothèse, quand Jerome Powell quittera son poste au terme de son mandat en mai 2026 (s’il tient jusque là), il sera remplacé par un fidèle de Trump et s’en sera alors fini, de facto, de l’indépendance de la Fed, pourtant garantie par la loi depuis 1913 (Federal Reserve Act). Or l’indépendance juridique ou l’autonomie opérationnelle des banques centrales est considérée comme un facteur clé pour garantir la stabilité des prix et la confiance dans l’économie. Pour Andrew Bailey, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, y toucher constitue « une voie très dangereuse ». Dans un entretien diffusé le 24 août sur la chaîne américaine Fox News, au lendemain du symposium qui réunit chaque année les banquiers centraux de la planète à Jackson Hole dans le Wyoming, Christine Lagarde a manifesté son courroux, estimant que si Donald Trump parvenait à contrôler la Fed, « ce serait un danger très sérieux » pour les États-Unis mais aussi pour le reste la planète en raison du poids de l’économie américaine, « la plus grosse du monde » : « Quand une banque centrale cesse d'être indépendante, ou quand son indépendance est menacée, a-t-elle ajouté, elle devient dysfonctionnelle. Elle commence à faire des choses qu'elle ne devrait pas. L'étape suivante, c'est la confusion, l'instabilité, si ce n'est pire, » a-t-elle dit.

Ses craintes paraissent fondées. Le 17 septembre, lors d’un colloque réunissant plusieurs dizaines de chefs d’entreprises à l’université de Yale, les participants (dont une partie étaient républicains) ont exprimé leur mécontentement vis-à-vis des pressions exercées contre la Fed et près des trois-quarts ont considéré qu’elle était désormais affaiblie, a détaillé le Wall Street Journal. Le même jour, quand la Fed a annoncé, pour la première fois depuis décembre 2024 une baisse de 0,25 point de ses taux directeurs (désormais dans une fourchette de 4 à 4,25 pour cent), le seul membre du Conseil à s’y être opposé n’est autre que Stephen Miran, tout juste nommé par Trump, qui préconisait une baisse d’un demi-point. Le Président n’a jamais caché que selon lui le taux directeur idéal était de 1,5 pour cent, pour stimuler la croissance et permettre à l’État fédéral d’emprunter moins cher, et qu’il fallait l’atteindre aussi rapidement que possible. On imagine l’effet d’une telle réduction à marche forcée sur l’économie et le secteur financier au niveau mondial.

Le risque existe qu’une pratique courante dans de nombreux pays, parfois importants comme le Japon, mais restée exceptionnelle dans l’UE et aux États-Unis car limitée aux périodes de crises, se banalise. Il s’agit du « financement direct » des déficits publics par la banque centrale qui achète les obligations émises par l’État, ce qui évite à ce dernier de recourir aux marchés financiers. Or, les États-Unis ont un déficit budgétaire annuel considérable de sept pour cent du PIB (contre trois pour cent en moyenne dans la zone euro) qui approche les 2 000 milliards de dollars. Ils ont accumulé une dette de 122 pour cent du PIB, son plus haut niveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, excepté pendant la pandémie de Covid-19. Cela représente le montant colossal de 37 300 milliards de dollars (août 2025). Le « service de la dette » (les intérêts annuels) dépasse désormais certains postes de dépenses majeurs comme la défense.

Pour le moment,la dette est financée sur les marchés, mais à des taux de plus en plus élevés, par des investisseurs toujours plus réticents : Standard & Poor’s (depuis 2011) et Fitch (depuis 2023) ont déjà retiré la note AAA à la dette américaine, tandis qu’en mai 2025 Moody’s l’a ramenée à Aa1. Trente pour cent des détenteurs sont des non-résidents, ce qui rend les États-Unis dépendants du bon vouloir de certains pays comme le Japon ou la Chine. En 2026, Trump pourrait, en théorie, obliger la Fed à souscrire directement, « au fil de l’eau » les T-bills et les T-bonds émis par l’État fédéral, ce qui ne pourrait se faire que par création monétaire ex-nihilo, avec des conséquences inévitables sur les prix. L’exemple récent de la Turquie et celui d’autres pays émergents, où cette pratique est généralisée, montre que partout où les banques centrales sont assujetties au pouvoir politique l’inflation est nettement plus élevée que là où elles sont indépendantes. Aux États-Unis, il reste à savoir si les contraintes institutionnelles et politiques pourraient faire obstacle à cette dérive.

Encore pertinent ?

Certains experts considèrent qu’une indépendance stricte des banques centrales (sur le modèle de la BCE) n’est plus adaptée à leurs nouvelles missions. Dans un article académique publié en 2018 dans la Revue Française d’Économie sous le titre « Les banques centrales peuvent-elles encore être indépendantes ? », l’auteur Christophe Blot, après avoir rappelé que le modèle d’indépendance s’est imposé en Europe dans les années 1990 pour assurer la stabilité des prix, souligne que la crise financière a élargi les missions des banques centrales, notamment en matière de stabilité financière et de régulation prudentielle. Cette diversification des rôles a rendu leurs décisions de politique monétaire plus imbriquées avec les politiques budgétaires (qui restent du domaine national) rendant l’indépendance plus complexe à préserver, car certaines décisions, et leurs effets, impliquent les gouvernements. Il propose d’améliorer la coordination institutionnelle entre la BCE et les États, mais aussi de renforcer le contrôle démocratique des banques centrales, ce qui implique potentiellement de réduire leur degré d’indépendance. 

Georges Canto
© 2025 d’Lëtzebuerger Land