Comment les créateurs de contenus prennent la main sur l’économie de l’influence

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Foto: Creative Commons
d'Lëtzebuerger Land vom 11.07.2025

En l’espace d’une décennie, le grand public est devenu familier de ces influenceuses et influenceurs qui le poussent à acheter toutes sortes de biens et services sur Internet, tout en affichant fièrement le nombre de leurs followers. Mais la plupart des gens seraient bien étonnés d’apprendre que, dans le monde, l’activité de ces nouveaux professionnels du web (une population estimée à quelque cinquante millions de personnes) pèse aujourd’hui plus de trente milliards de dollars par an, trois fois plus qu’en 2020 et presque vingt fois plus qu’il y a dix ans. Une montée en puissance qui lui permet aujourd’hui de tenir salon. Les 10 et 11 décembre 2024 s’est tenue la première édition de la Paris Creator Week, une manifestation réunissant 2 000 professionnels de l’influence. Fait significatif, parmi les sponsors, figuraient deux établissements financiers, BNP Paribas et Trade Republic.

Le marketing d’influence n’a rien de nouveau, mais avec l’importance prise par Internet et par les réseaux sociaux, la façon dont il est perçu par les consommateurs et dont il est utilisé par les entreprises a considérablement évolué. Au sens étroit, les influenceurs sont des personnes bénéficiant d’une certaine célébrité, principalement des personnalités de la TV, des sportifs et des artistes. Leur présence dans la communication des entreprises est très ancienne, mais elle ne se limite plus à des publicités à la TV ou dans les pages de magazines. Grâce à Internet elle est devenue plus active et plus récurrente. Au sens large, la population des influenceurs inclut les « créateurs de contenu », actifs sur les réseaux sociaux et les plateformes web comme Youtube où ils postent des vidéos ou partagent des images et des textes avec une communauté plus ou moins importante, sur les thèmes les plus variés (cuisine, voyages, développement personnel, sport, mode, lifestyle, jeux vidéo, humour). Les entreprises passent de plus en plus par leur intermédiaire pour augmenter leur visibilité et leurs ventes. En effet, les consommateurs ont tendance à se détourner des modes traditionnels de communication et leurs comportements d’achat sont de plus en plus guidés par les avis et les recommandations d’amis, de membres de la famille, de pairs et d’influenceurs. Ces derniers jouent un rôle crucial pour un grand nombre de personnes.

Une étude sur « l’état du marketing d’influence » a montré que 76 pour cent des utilisateurs de réseaux sociaux ou de plateformes ont déjà acheté un produit suite à une publication sur les réseaux sociaux, ou prévoient de le faire. Conséquence : environ les trois-quarts des annonceurs disent utiliser le marketing d’influence, affirmant que les partenariats avec des influenceurs sont bénéfiques et qu’ils apportent des clients « de meilleure qualité ». La mode et la beauté constituent les domaines les plus prisés du marketing d’influence, avec près du quart des entreprises qui l’utilisent comme stratégie principale, dont des marques fortes comme Zara, H&M, L’Oréal ou Maybelline. Les jeux vidéo suivent de près en termes de popularité, avec douze pour cent des acteurs augmentant leurs budgets dans l’influence.

Une évolution intéressante s’est produite depuis quelques années, après que les professionnels ont constaté que le taux d’échec des campagnes d’influence dépassait les vingt pour cent. Les célébrités d’Internet, qui affichent le plus grand nombre d’abonnés ou « followers » passent pour être trop éloignées de leur public, qui a du mal à s’y identifier. Le critère le plus pertinent est devenu celui de l’engagement, mesuré, pour faire simple, par le pourcentage de « likes » d’une publication par rapport au total de suiveurs. Or, ce taux, très variable selon les « spécialités », est nettement plus élevé pour les micro-influenceurs dont le nombre d’abonnés est compris entre 5 000 et 100 000 : souvent inconnus du grand public mais très appréciés de leur communauté, ils bénéficient d’une grande confiance de la part de ses membres, ce qui garantit une meilleure efficacité en termes de conversion de l’intérêt manifesté pour un produit en acte d’achat. De ce fait, plus des trois-quarts des marketeurs mesurent désormais le succès de leurs campagnes d’influence grâce à cet indicateur et s’intéressent davantage aux « créateurs de contenu » qu’aux « personnalités ». Réseau social très populaire auprès des jeunes, TikTok est devenu la plateforme préférée pour les actions de marketing d’influence : 66 pour cent des marques l’utilisent, contre 47 pour cent Instagram et 33 pour cent YouTube.

Les plateformes spécialisées sont très nombreuses. Celles de jeux vidéo, pionnières du marketing d’influence par le biais du « placement de produit », ont évolué mais restent puissantes : Twitch, du groupe Amazon, reçoit 31 millions de visiteurs tous les jours. L’étude Coherent Marketing Insights, menée sur les créateurs de contenus en France avant le salon de Paris fin 2024, montre la professionnalisation croissante d’un « métier » longtemps affligé d’une image d’amateurisme. Ainsi, un quart d’entre eux exercent désormais à plein temps, soit dix points de plus qu’en 2021. Par ailleurs, en raison de son poids économique, le secteur est pris au sérieux par les pouvoirs publics, qui, tout comme les grandes sociétés présentes sur le marché, y encouragent les « bonnes pratiques ». En France il représente déjà près de 440 000 emplois directs (créateurs, auteurs, monteurs), soit davantage que le secteur bancaire, et un nombre considérable d’emplois indirects (dans le commerce en ligne, la logistique, les services juridiques ou les agences de publicité).

Néanmoins plusieurs éléments négatifs persistent. Comme il n’existe aucune barrière à l’entrée pour devenir influenceur ou créateur de contenu, leur nombre s’accroît régulièrement. L’effet de saturation qui en découle s’accompagne d’une détérioration de la qualité des nouveaux arrivants. La confiance des consommateurs s’érode. En France, selon un sondage Harris Interactive réalisé en 2023, 70 pour cent des sondés disent avoir une mauvaise image des influenceurs. Aux États-Unis, seulement douze pour cent se considèrent prêts à acheter un produit recommandé par un influenceur, contre 90 pour cent s’il l’était par un pair ou un proche. Plus inquiétant, une étude menée dans toute l’Amérique du Nord en avril 2024 révélait que la méfiance gagnait la moitié de la génération Z, celle des moins de 30 ans, qui a porté le marketing d’influence à son niveau actuel.

Il faut dire qu’une odeur de soufre continue de planer au-dessus de ce petit monde, ce qui lui a valu de la part du quotidien Libération le qualificatif peu enviable d’ »univers pitoyable ». Certains influenceurs, ayant trop affiché leur luxueux train de vie (réel ou mis en scène) sur les réseaux sociaux, ont été victimes d’agressions physiques gravissimes pour leur extorquer de l’argent. Si ces actes criminels restent limités, les duperies et arnaques en tous genres pullulent. En 2024, l’autorité française de répression des fraudes a révélé que près de la moitié de 310 influenceurs contrôlés l’année précédente étaient « en anomalie concernant l’affichage de l’intention commerciale de leurs publications » ou pour des allégations trompeuses sur certains produits. Trente-cinq ont même fait l’objet de poursuites pénales pour la vente de produits contrefaits ou dangereux pour la santé (cosmétiques, médicaments). Dans les services, le secteur financier et celui des jeux et paris en ligne ont fait l’objet de plusieurs procédures judiciaires.

Ces pratiques répréhensibles ont été rendues possibles par les lacunes juridiques. En Europe il n’existe pas de réglementation spécifiquement dédiée aux influenceurs, mais un cadre commun via les directives et règlements sur la publicité, le numérique et les médias audiovisuels. Seuls quelques pays comme la France, l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie se sont dotés de lois encadrant l’influence commerciale, mais elles restent disparates. Une harmonisation progressive, qui s’appuierait notamment sur le Digital Services Act (DSA) est néanmoins souhaitée par la Commission européenne : ce règlement en vigueur depuis août 2023 renforce déjà la responsabilité des influenceurs (qui doivent s’assurer que leur contenu n’est ni trompeur ni illégal) et des plateformes en ligne, imposant la transparence sur les contenus sponsorisés, et la possibilité pour les utilisateurs de signaler facilement, avec une réponse rapide, les contenus problématiques.

L’impact de l’IA

L’intelligence artificielle est utilisée intensivement par les influenceurs comme par les annonceurs. Grâce à l’IA, les créateurs de contenu bénéficient des gains de productivité issus de l’automatisation de certaines tâches comme l’écriture ou le montage. Les outils de traduction instantanée et de doublage permettent de casser la barrière de la langue et de s’adresser à des publics beaucoup plus vastes. L’IA permet aussi de décortiquer le travail des créateurs pour orienter les choix des annonceurs. Un outil proposé par l’institut Ipsos BVA permet ainsi de déterminer les thèmes de prédilection des créateurs, les émotions qu’ils véhiculent, le type de musique ou les mots utilisés. De cette manière les entreprises peuvent choisir les influenceurs (au sens large) les mieux « alignés » avec leurs produits ou leurs valeurs. Elles peuvent aussi choisir les plateformes adéquates, les travaux montrant par exemple que TikTok fonctionne davantage qu’Instagram sur un registre « émotionnel ». L’intégration de l’IA améliore les résultats des campagnes pour deux tiers des marketeurs, selon le site spécialisé Influencer Marketing Hub.

Georges Canto
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