…mais la Septième Symphonie de Chostakovitch atteint à l’universalité dans ses accents funèbres comme apaisés

On la réfère à Leningrad…

d'Lëtzebuerger Land du 06.05.2022

Les artistes russes (comme les sportifs) connaissent un sale temps (on répliquera que les Ukrainiens, eux, vivent l’enfer, plus de cinq millions ont déjà fui). Les uns sont sommés de prendre position, ce qui est difficile quand même pour les compositeurs morts, et ainsi un festival suisse va remplacer Tchaikovsky par Verdi, avec toujours la même Jeanne au programme ; les autres sont forcés à l’exil (et les hommes à un combat inégal). Comment s’en sortir, s’il ne suffit pas décidément d’affirmer haut et fort son désir de paix ? Le chef d’orchestre Tugan Sokhiev n’a pas trouvé de porte de sortie, ou bien si, sa démission des postes de directeur musical du Bolchoï et du Capitole de Toulouse, « incapable de choisir entre ses musiciens russes et français bien aimés ».

L’orchestre toulousain a fait bloc derrière le maestro, lui a exprimé publiquement son soutien à l’occasion d’un concert à la Halle-aux-Grains. Tugan Sokhiev a été à Salzbourg, pour le festival de Pâques, pour deux concerts à la tête de la Sächsische Staatskapelle Dresden. Au programme, la Septième Symphonie de Dmitri Chostakovitch, aïe, un compositeur russe, ou soviétique, et une pièce musicale rapportée d’habitude au siège de Leningrad, à la résistance contre l’envahisseur nazi. Elle a valu au compositeur le prix Staline en 1942.

C’est bien compliqué, on le voit. Et en l’occurrence beaucoup plus encore qu’on ne pourrait croire. Car si la Septième a bien été créée en 1942, loin de Leningrad cependant, à Kouïbychev (actuellement Samara), et jouée à Leningrad quelques mois plus tard, le 9 août, malgré l’obstruction de l’artillerie allemande, il y a de quoi se disputer sur son expression véritable, œuvre antinazie, sans doute, mais aussi et peut-être plus, antistalinienne. Tout dépendant de la date du début de composition qu’on retient. Ou à la foi qu’on attache aux paroles de Chostakovitch lui-même plus tard : c’est Staline qui a détruit Leningrad, Hitler n’a eu qu’à l’achever.

Pas envie d’argutier plus longuement, quand c’est Tugan Sokhiev, avec les musiciens saxons, pour nous plonger pendant près d’une heure et demie dans une musique qui très vite s’élève au-dessus de toute circonstance particulière, sans l’effacer, sans la faire oublier, pour atteindre à l’universalité. Et la direction de notre chef d’orchestre, qui a beau être né en Ossétie du Nord, de nous faire passer par les moments les plus extrêmes que l’existence peut réserver à un individu, que l’Histoire fait subir aux peuples, tantôt apaisés, tantôt funestes, funèbres. Soit dit en passant, Tugan Sokhiev était à Luxembourg, en 2005, pour L’Amour des trois Oranges, de Prokofiev, opéra repris alors du festival d’Aix.

La Septième fait fi du développement des thèmes initiaux, solide et énergique ou paisible et rêveur, car voilà que déjà se devine, à peine perceptible, le très lointain roulement de tambour, invasion étrangère ou destruction interne, asservissement des esprits de toute façon. C’est proche du Boléro, mais l’esprit est autre que chez Ravel. L’état de tension est toujours là, dans le scherzo, mais Chostakovitch nous rassure, on ne peut y tenir continuellement l’auditoire.

De la sorte, des fois la musique se fait plus chantante, avant qu’un climat de violence ne ressurgisse, aussitôt repris par une pointe d’humour, voire de sarcasme. Il en va ainsi, d’une émotion à l’autre, jusqu’à ce qui peut être qualifié d’allure triomphale non exempte d’accents bien sombres.

Lucien Kayser
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