Stéphanie Loïk

Tailler dans le vif

d'Lëtzebuerger Land du 01.06.2000

Un fax était arrivé à la rédaction : « Nous avons le plaisir de vous annoncer que Stéphanie Loïk, directrice depuis 1992 du Théâtre populaire de Lorraine, Centre dramatique régional de Thionville, a été nommée Chevalier de l'ordre National du mérite. »

Loïk, ça doit être breton. Allons voir. À Thionville, sur le côté droit du théâtre municipal, l'entrée du TPL. Une sonnette, deux possibilités « concierge » ou «  TPL » écrit à la main. C'est samedi, pas de concierge. Une fenêtre s'ouvre : « Je viens vous ouvrir ! » La décorée elle-même qui se penche. Et elle demande comment je vais. Puisqu'il fait un temps de mer, cette idée bretonne paraissait à propos.

Pourtant Loïk est un pseudonyme. Stéphanie a commencé à faire du théâtre à l'âge de seize ans. Avec les plus grands metteurs en scène, jusqu'à ce qu'en 80, elle décide de monter des auteurs contemporains. Elle fonde sa Compagnie du Labrador en 1982 et s'approche de Philippe Minyana, Israel Horovitz, David Leland. Des Européens en premier lieu, des adaptations de romans et des téléfilms... 

« J' aurais pu être nommée à Béthune ou à Thionville. J'avais déjà joué à Thionville... de fil en aiguille l'on m'a proposé un centre dramatique en 92.

Vous veniez de la région parisienne ?

Tout à fait ! Ma compagnie était basée en Ile-de-France.

Et la Lorraine, comment l'avez-vous ressentie ?

Je n'avais jamais vécu en province. Cela m'a un peu surprise, la fermeture des magasins le soir et en même temps il y a un public extraordinaire. La seule chose que je regrette un peu, c'est de n'avoir pas pris six mois en arrivant pour lier connaissance. Comprendre mieux ce qui se passait. Parce que c'est compliqué. J'ai mis deux ans à saisir la sidérurgie, la guerre, l'émigration. C'est très attachant. 

En ce qui concerne les acteurs comment avez-vous procédé ?

Alors, j'avais amené deux acteurs avec moi au début. Ils ont tenu un certain temps, puis ils sont partis. Depuis deux ans, j'ai fait un noyau de troupe - donc il y a Claudia qui est d'ici, Mohamed que j'ai rencontré dans des ateliers de création et Igor Ober que j'ai amené de Paris, ce qui fait un mélange très polyvalent. La difficulté des acteurs permanents, c'est la polyvalence. Igor saura être assistant sur une création, mais fera aussi du travail administratif, tout comme Mohamed et Claudia. C'est presque impossible à gérer sinon. 

Il n'y a que deux créations par an, mais nous faisons 27 ateliers  de pratique artistique. C'est des ateliers d'enseignement du théâtre. Y viennent des personnes de tous les âges, dont 500 jeunes. Quand je suis arrivée, il y en avait cinq ou six des ateliers, puis il y a eu une grande demande et ne savais pas dire non. Ces rencontres aboutissent à un public formé qui ira voir d'autres genres aussi. Il ira voir de la musique, de la danse combinera l'offre de stage à celle des représentations. En milieu ouvert, donc ici, viennent tous les âges pour faire du théâtre le samedi. »

Le rayon de Stéphanie Loïk s'étend de la Vallée de la Fensch jusqu'au Luxembourg. Philippe Noesen a collaboré avec elle lors du montage de la pièce de Thomas Bernhard Au but. Paris et la région surtout, mais en 1994, c'est avec des comédiens biélorusses qu'elle a mis en scène Don Juan revient de guerre d'Ödon von Horvath au Théâtre national de Minsk.

« Cette année, j'ai monté un texte d'Ad de Bont, auteur néerlandais, qui s'appelle Mirad, un garçon de Bosnie. Cette pièce n'est pas une anecdote touchante, un petit fait de guerre, un moment de courte compassion. C'est une vraie tragédie de la liberté directe. L'auteur ne s'adresse qu'à un public de jeunes. J'ai monté la première partie avec les trois acteurs en oratorio et nous avons joué partout. Dans les collèges, dans les écoles, lycées et la deuxième partie, nous l'avons faite au théâtre municipal. Tous ces jeunes reviennent voir la deuxième partie ici. 

Après la représentation qui dure une demie heure, nous parlons de ce qu'ils ont vu, de la Yougoslavie et de la manière de transporter des idées. C'est une manière d'introduire l'art, il faut arriver à obtenir que les gens ne fassent pas que de l'information. Je pense que c'est une façon intéressante d'évoluer.

Après nous allons aborder un auteur norvégien qui parle de la nature dans un cycle de très belles nouvelles. Cela permet d'aller voir les gens avec un produit artistique, il faut qu'ils en voient pour savoir le décliner. C'est la grande difficulté.

C'est sans doute pour cette raison que vous avez été décorée.

Je crois que je suis une de celles qui ont une démarche d'aller vers un public jeune. Je l'ai toujours fait. Je choisis des auteurs contemporains qui parlent toujours de l'être humain, de ses complexités dans une situation un peu difficile. Des éditeurs anglais qui connaissent mon point de vue m'envoient des pièces de jeunes auteurs, et je lis beaucoup, j'aime l'adaptation de romans. Pour la première fois, je vais monter un texte tout public qui s'appelle Le palais de glace, c'est l'histoire de deux petites filles qui se rencontrent.

Vous travaillez sur du vivant. 

Sur le vivant, sur mon époque, comme Naître coupable, naître victime de Peter Sichrovsky sur les enfants juifs et les enfants de nazis. Cela pose toutes les questions, surtout ici - une, deux, trois générations après, comment les choses sont-elles  vécues ? Qu'est-ce que cela véhicule ?

Et les gens parlent ?

Je l'ai d'abord montée à Paris en 1990, puis ici avec plus d'acteurs, j'ai eu toute la communauté juive, cela a été très fort. Assez extraordinaire. 

Est-ce que les enseignants sont de votre côté ?

Pas tous. Ils ont trouvé que c'était trop violent. 'C'est formidable, mais qu'est-ce que c'est dur !' disaient-ils. Et le fait que les élèves adhèrent a donné du courage aux enseignants. C'est important d'imaginer ce que certaines situations veulent dire pour un jeune adolescent.

Est-ce que les différentes émigrations se rencontrent ?

On ne sent pas de fracture, pas trop à Thionville. Il n'y a pas les grandes cités des grandes villes, ce n'est pas insalubre. En 1996, nous avons fait une opération 'place à vingt francs', en allant dans les clubs de prévention, les quartiers. J'ai fait un gros travail sur la mémoire de cette région Thionville, un et deux avec des interviews sur la sidérurgie, l'émigration, mise en scène par des acteurs. Nous avons considéré toutes les couches sociales.

Est-ce que les éducateurs, travailleurs sociaux vous laissent faire ?

Il faut être modeste et ne pas tomber dans le 'sociocul'. Il faut que chacun fasse son boulot. Nous n'allons pas le faire à leur place, nous ne savons pas le faire. Trouver notre place exacte, ce qui n'est pas toujours simple, mais c'est faisable, si on est bien à l'écoute les uns des autres. Notre domaine est artistique, élargir l'esprit par l'imaginaire si les gens veulent. »

Anne Schmitt
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