La visite muséale, une pratique culturelle parmi d’autres, ou le dogme de la concurrence peut-il être dépassé ?

Musées et forces du marché

d'Lëtzebuerger Land du 15.05.2015

Depuis une trentaine d’années, le nombre de musées dans le monde a explosé : l’organisation internationale des musées (Icom) en compte plus de 55 000 en 2014. Aux côtés de ces nombreuses institutions muséales, le nombre de structures apparentées au loisir culturel a également fortement augmenté (sites patrimoniaux, galeries d’art, salles de cinéma, concert et spectacle, etc.), tout comme les pratiques culturelles amateurs (montage vidéo, photographie, etc.) et les loisirs à domicile (avec les médias traditionnels – livre, CD, presse écrite, radio, télévision, etc. – et les nouveaux médias – réseaux sociaux, médias numériques, etc.). Les conditions d’accès à l’art et à la culture se sont ainsi multipliées et ont profondément évolué (principalement sous l’impulsion du numérique)1.

A priori, ce foisonnement culturel est positif. D’une part, les citoyens ont accès à une offre abondante, souvent de qualité et bon marché (grâce notamment aux pass ou à l’accès gratuit au musée pour les plus jeunes ou les plus démunis). D’autre part, pour les États, les institutions culturelles deviennent des arguments touristiques et les capitales occidentales se servent de la culture comme d’un levier pour améliorer leur rayonnement2. On peut déplorer cet « utilitarisme » de la culture, mais il n’en reste pas moins que tout le monde paraît a priori gagnant : les États, les publics et les institutions culturelles – et parmi elles, les musées. Mais la situation n’est pas si simple, car avec la marchandisation de la culture et le recul quasi-généralisé des financements publics, cette augmentation du nombre des structures place les musées dans une situation inconfortable.

Ces vingt dernières années, le musée a en effet été inclus dans des politiques publiques globales et est maintenant soumis aux mêmes logiques de démocratisation culturelle et de rationalisation de gestion que les autres institutions de loisir3. Ainsi, même s’il est une institution à but non lucratif, son activité s’inscrit aujourd’hui dans une logique économique capitaliste, au cœur d’une société « où tout peut être acheté »4 et il doit se plier aux « forces du marché »5. Finalement, le musée se verrait alors contraint de se soumettre à la « réalité économique » et d’entrer dans un régime de « concurrence plus ou moins agressive » [voir à ce sujet par exemple 4, 5, 6, 7, 8].

Les musées, de plus en plus nombreux, seraient donc en compétition entre eux. À moyen terme, F. Mairesse9 prévoit même un effondrement de la classe moyenne des musées au profit des gros musées (seuls capables de recueillir suffisamment de subsides et de survivre à cette concurrence), ce qui constituerait un danger pour les petits et moyens musées et conséquemment, pour la diversité du champ muséal. En outre, la pratique muséale est devenue une pratique culturelle parmi (beaucoup) d’autres et en concurrence avec (beaucoup) d’autres lieux de culture ou de loisir. Dans cette situation, les musées (petits ou grands) se trouvent donc dans une situation périlleuse et au milieu d’une crise protéiforme.

Les effets de ce climat concurrentiel peuvent être positifs, si ce dernier pousse les responsables de musée à chercher l’excellence, l’originalité, la créativité. Seulement, certains acteurs choisissent de déployer une politique « de survie », visant à « battre les concurrents », l’enjeu de la concurrence étant de rester ouvert et de recueillir des fonds publics et privés suffisants à sa survie et à son développement. Pour ce faire, le musée doit montrer qu’il est « bon » et généralement, les critères retenus pour évaluer cette réussite sont quantitatifs plus que qualitatifs. La fréquentation est ainsi devenue un critère d’évaluation de l’accomplissement de ses missions de diffusion au plus large public possible et montre que le musée est un point d’intérêt (notamment touristique) et donc un « bon » agent économique. Néanmoins, la fréquentation n’est pas qu’un indicateur mercantile pour les États, c’est aussi un enjeu de démocratisation et en l’absence de définition de critères plus qualitatifs, la fréquentation reste donc (malheureusement) un des seuls critères faciles à évaluer.

Pour augmenter la fréquentation donc, certains acteurs cherchent la visibilité avant tout. Ainsi, le musée communique de plus en plus (ce qui est évidemment un progrès), mais les stratégies de captation mises en place sont parfois un objectif en soi et peuvent s’avérer agressives ou maladroites. En outre, il n’est pas rare qu’un musée se voit proposer des « produits » marketing parfois onéreux et dont l’efficacité n’est pas toujours prouvée (publicités, produits dérivés, etc.).

Ensuite, la plupart des musées s’adressent aux visiteurs en proposant des activités spécifiquement dédiées à certains publics (enfants, touristes, familles, etc.), ce qui peut permettre de développer des offres originales. Par contre, ces activités ne correspondent pas toujours à un public bien réel mais plutôt à des idées préconçues de ses attentes (« les familles veulent des jeux », « le grand public n’aime pas lire », etc.). Or, les publics ne sont pas préexistants mais ils sont créés par l’offre et le découpage reste souvent peu efficace. La nécessité de connaître ses publics semble ainsi parfois être restée une figure rhétorique obligée pour certains responsables culturels, qui se réfèrent surtout à une culture du chiffre. En outre, la segmentation du public en des publics fragmente la population, et le musée, qui devrait être un facteur de cohésion sociale, ne l’est plus. Ceci aboutit à l’émiettement d’une culture partagée, dont l’enjeu paraît clair mais n’est plus vraiment envisagé1.

Dernier exemple des effets de ce climat de concurrence : le musée multiplie aujourd’hui les événements comme les grandes expositions, les conférences, les concerts ou les occasions festives (comme la Nuit des musées). Certains proposent aussi d’autres offres comme la restauration, la location de salles, ou même l’organisation d’événements qui n’ont rien à voir avec les collections et d’ateliers sans objectif pédagogique. Poussée à l’extrême, cette recherche de fréquentation et de visibilité peut ainsi mener à négliger les responsabilités patrimoniales du musée (conservation, restauration, recherche, diffusion) dans la mesure où les autres actions mobilisent de larges ressources financières, techniques et humaines. L’organisation de ces musées, devenus des structures hybrides, se rapproche alors de celle du parc à thème10. L’installation de Carsten Höller à la Tate Modern pourrait être le symbole et le révélateur de ce qu’Elsa Vivant4 appelle le musée-entrepreneur (par opposition au musée-conservateur) : de grands toboggans installés dans le Turbine Hall ont constitué l’attraction de l’hiver londonien en 2007, attirant les foules et provoquant de longues files d’attente... Si le loisir et le divertissement ne sont pas ontologiquement opposés aux missions patrimoniales du musée, les favoriser dans un objectif uniquement mercantile, peut constituer une dérive.

On pourrait penser que ces dérives du musée sont ou seront inévitables dans cette situation concurrentielle, or, nous pensons que ce n’est pas tout à fait exact. D’ailleurs, heureusement, la plupart des musées européens s’ingénient toujours à proposer une offre à la fois exigeante et accessible, scientifique et ludique. Il nous semble en fait que ce n’est pas la situation de concurrence en elle-même qui provoque ces dérives, mais bien la façon de considérer cette concurrence comme une concurrence non pas « culturelle » mais « économique ». Le fait de ne pas questionner la nature de cette concurrence conduit à tomber dans une logique purement économique, à choisir (ou à se faire imposer) des outils non adéquats et conséquemment à tomber dans ces dérives.

En effet, une forme de concurrence (qu’on dira « culturelle ») est très certainement observable du côté des « pratiquants » culturels, qui doivent faire un choix entre plusieurs activités et plusieurs institutions au quotidien. Indépendamment des questions économiques d’ailleurs, la mission primordiale de démocratisation de la culture suppose pour les institutions, de réaliser des efforts (qualitatifs) pour attirer les visiteurs en leur sein. Mais un autre type de concurrence (qu’on pourrait qualifier d’« économique ») paraît, elle, imposée de l’extérieur et relever surtout d’un dogme néolibéral. Et si les stratégies mises en place devant ces deux types de concurrences peuvent être apparemment les mêmes (recours à la communication, au marketing, à la gestion), leurs finalités diffèrent. Dans le premier cas, les enjeux de la concurrence sont culturels et supposent l’accueil du plus large public possible (du point de vue du nombre et de la variété socioculturelle), notamment par la mise en place d’une véritable stratégie de médiation. Dans le second cas, les enjeux sont économiques et supposent l’accueil du public le plus nombreux possible. Ainsi, l’idée d’une concurrence néolibérale pourrait (et devrait) être questionnée, pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que l’idée même de musée est intrinsèquement éloignée d’une concurrence de type « économique » : les relations entre les musées ont toujours été fondées sur la coopération et l’entre-aide10. Même si les acquisitions donnent parfois lieu à une surenchère entre musées, même si les subventions sont toujours insuffisantes ; le prêt d’œuvre à titre gratuit, l’aide apportée par les grands musées nationaux aux musées de province, la collaboration locale et internationale des conservateurs au sein de réseaux sont autant de pratiques qui s’opposent à l’idée même d’une concurrence entre musées (par exemple, la Luxcard au Luxembourg ou récemment, le pass permettant l’accès à 300 musées français, allemands et suisses). Par ailleurs, si l’un des ressorts de l’économie libérale est l’élimination des concurrents, rien de semblable ne s’observe dans le secteur muséal. D’ailleurs, la finalité du musée n’est pas le profit (il n’y a donc aucune raison d’accumuler du capital et d’en augmenter le rendement)10.

Ensuite, la concurrence des musées au niveau local est faible : la présence de plusieurs musées dans une même ville se révèle souvent bénéfique pour la fréquentation de chacun d’eux10. D’ailleurs, même si les différentes institutions sont en concurrence, chacun se connait et peu de tensions existent. L’unique véritable enjeu d’une concurrence « économique » se situerait potentiellement entre les blockbusters et entre les musées-vedettes de villes ou pays voisins ou encore entre les musées de même taille et portant sur le même thème. En outre, les enjeux de concurrence varient très certainement d’un public à un autre : ils ne se posent pas de la même manière pour les touristes et les locaux ou les experts et les non-publics.

On voit bien donc que la concurrence « culturelle » est un fait, lié à la multiplication de l’offre pour les pratiquants. La concurrence « économique », elle, semble a priori incompatible avec la culture muséale et dangereuse si les outils marketing utilisés ne sont pas choisi en adéquation avec ce qui fait vraiment le musée.

Si toutes les dérives du musée ne sont pas imputables au seul climat concurrentiel actuel, ce dogme néolibéral, imposé de l’extérieur, mais parfois pleinement embrassé en interne, y contribue. Et comme tous les dogmes, celui de la concurrence pourrait empêcher de mener une véritable réflexion sur la situation et sur les enjeux réels du musée dans la société.

On voit bien que la question de la concurrence devrait être pensée et surtout, les réponses qu’on y apporte devraient être repensées, même (et surtout) si elles paraissent tomber sous le sens. L’enjeu serait à la fois d’attirer un large spectre de visiteurs et de permettre à l’institution d’évoluer vers des formes novatrices, attractives, sans pour autant mettre de côté sa dimension patrimoniale.

Pour y parvenir, il faudrait enrichir la réflexion sur le rôle et la philosophie du musée dans la société. Celui-ci doit rester une institution avec une identité propre, qui propose une expérience qu’il ne serait pas possible de vivre dans une autre institution ou via un autre média (et qui échappe ainsi à toute comparaison). En effet, c’est quand le musée devient une institution de loisir aux missions floues, qu’il peut entrer en concurrence avec d’autres industries de loisirs. Sur le « fond », l’originalité des collections doit être mise en avant, en renforçant par exemple leur ancrage local ou leur originalité. Diverses réflexions s’imposent alors. Par exemple, une réflexion sur l’identité du territoire et sur le musée comme « vitrine » ou « questionneur » de cette identité doit être engagée afin de rendre visible et lisible ce qui le rend unique. Sur la « forme », la nature profonde de ce qui fait l’originalité et l’apport du musée (par rapport aux autres institutions) doit être valorisée : le rôle de l’espace et du parcours dans le sens donné à l’exposition, l’importance du contact avec les objets authentiques, de la variété des médiations possibles (avec le numérique, la médiation participante, etc.), l’importance du groupe dans l’expérience de visite, de la mobilisation des sens (vue mais aussi ouïe, toucher), etc. ne doivent pas être négligés.

D’autre part, le renforcement de projets collectifs, qui impliqueraient réellement différentes structures culturelles permettrait d’élargir les publics des institutions et d’encourager une véritable hybridité des pratiques culturelles. Il ne s’agirait plus alors de « coexister » ou de « survivre » mais bien de « vivre ensemble » pour proposer une offre riche, pour tous et pour chacun.

1 O. Donnat (dir.) : Les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique ; La Découverte / Ministère de la culture et de la communication ; 2009
Céline Schall
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