La polémique sur la licence luxembourgeoise de Russia Today met en lumière l’obsolescence de la réglementation audiovisuelle. Celle-ci s’explique par la protection accordée historiquement à un acteur : RTL

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d'Lëtzebuerger Land vom 09.07.2021

La magie de la télé RT-RTL, une lettre différencie ces programmes. Un continent les sépare. Un pays joint leurs destins. « Bundesregierung beobachtet RT DE », titre la FAZ samedi dernier. Le gouvernement allemand surveille de près le dossier de l’attribution de licence que le média russe d’informations téléguidé depuis le Kremlin brigue au Grand-Duché pour son projet de chaîne germanophone. La rédaction sera à Berlin. Les programmes seront diffusés sur tout le Vieux Continent. RT DE pourrait ne rien avoir de luxembourgeois, pas même une boîte aux lettres, mais bénéficier d’une licence au lion rouge. Cette magie est permise par la directive Télévision Sans Frontières (TSF). Sa mouture de 1989 visait à assurer la libre circulation des services de radiodiffusion au sein du marché intérieur. Son aggiornamento de 1997 a lui défini les règles de la juridiction compétente. Il prévoit qu’en l’absence d’établissement décisionnel du fournisseur dans un État-membre, le critère déterminant le lieu de régulation (la compétence régulatoire) est celui du domicile de l’émetteur. Une chaîne originaire d’un pays tiers à l’Union européenne diffusée par l’intermédiaire des satellites Astra (opérés par le groupe luxembourgeois SES), comme c’est prévu pour RT DE, dispose de facto d’une licence luxembourgeoise. Il suffit à la chaîne de le notifier au gouvernement. Spécificité luxembourgeoise : le Service des médias et communications (lié à l’exécutif) traite les demandes. Non pas le régulateur, alors que c’est lui qui surveille les activités de la chaîne. 

L’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (Alia) surveille aujourd’hui 350 chaînes. Quand elle a été créée en 2014, l’Alia exerçait son autorité sur 80 services (télé, radio, VOD confondues). Deux vagues ont alimenté cette croissance. La première s’explique par l’expansion d’un groupe originaire d’Europe du Sud-Est (l’ex-Yougoslavie), United Media. Cette entreprise médiatique originaire de Serbie développe ses activités européennes depuis le Luxembourg et plus précisément depuis le Kirchberg et la tour RTL dont elle est locataire. United Group a été fondé dans les années 2000 par Dragan Šolak, un entrepreneur serbe, et appartient aujourd’hui majoritairement au fonds d’investissement B.C. Partners. L’entreprise emploie 12 000 personnes et diffuse notamment la chaîne N1, considérée comme la dernière chaîne indépendante de Serbie, où le président Aleksandar Vučić impose son autorité sur les médias et critique souvent ce média lié à CNN, souvent stigmatisée comme « la chaîne luxembourgeoise » sur place. La semaine passée, son administrateur luxembourgeois Carlo Rock a fait savoir au Land, que United Media avait manifesté son intérêt auprès de Bertelsmann, ses chefs Thomas Rabbe et Elmar Heggen, pour reprendre les activités luxembourgeoises de sa filiale RTL, y compris la télévision, réputée déficitaire. Alain Berwick a déjà fait une offre en janvier (d’Land, 2.04.2021). L’ancien grand patron de RTL au Luxembourg s’est assuré du soutien d’autres investisseurs pour ce faire. L’entourage de la direction fait néanmoins savoir qu’elle n’a pas considéré ces offres. RTL Luxembourg n’est pas à vendre, en tout cas pas officiellement. Selon les informations du Land, en dépit de l’accord sur l’ancrage de RTL au Luxembourg, il est tout à fait permis à Bertelsmann de vendre ses parts dans les activités luxembourgeoises s’il obtient l’accord du gouvernement, ce avant 2030 et l’échéance du contrat de concession.

L’autre vague de licences ayant submergé l’Alia tient au Brexit. Le Royaume-Uni est une grande place médiatique où de nombreux fournisseurs sont logés. La sortie du pays de l’UE a entraîné la migration de chaînes au Luxembourg, certaines avec de la substance, d’autres parce qu’elles sont diffusées via SES-Astra. Voilà la raison pour laquelle l’Alia doit aujourd’hui surveiller des programmes comme Adult Channel, TVX40+, XXX College ou encore XXX Mums des points de vue de la protection des mineurs ou du droit commercial. Notons au passage que l’Alia emploie six personnes. L’autorité double ses effectifs ces prochaines semaines et passe à onze personnes. Mais les ressources humaines continuent de paraître dérisoires au regard du volume de travail nécessaire. Dérisoires, les sanctions prononcées par le conseil d’administration présidé par Thierry Hoscheit (dont la bâtonnière Valérie Dupong et le consultant com’, proche du CSV, Marc Glesener sont membres) le sont tout autant. 25 000 euros est l’amende maximale que peut prononcer ce gendarme équipé d’un pistolet à eau. 

Business pas classe Conformément au crédo, le Luxembourg a transposé la directive, rien que la directive, le b.a.-ba pour faire du Grand-Duché une plateforme de distribution internationale. On pourrait comparer cet instant de l’audiovisuel à la transition du Commissaire au contrôle des banques à la CSSF dans la finance des années 90, avec un secteur qui se développe plus rapidement que celui qui le surveille. Le scandale de la BCCI a sensibilisé à l’intérêt de donner des moyens au régulateur du secteur financier. La polémique Russia Today sera-t-elle la BCCI de l’audiovisuel ?

Les Allemands ont adopté le concept de Staatsferne. Tout média d’information doit être indépendant d’un État. Cet impératif n’existe pas au Luxembourg. Il n’existe pas davantage en France où la chaîne d’informations chinoise CGTN s’est retrouvée régulée suite au Brexit parce que diffusée par Eutelsat (le concurrent de SES dans les satellites). En avril, Le Monde rapportait qu’une plainte avait été déposée auprès du CSA (l’autorité de surveillance française) car une enfant ouïgoure aurait été interviewée sous la contrainte. Le conseil d’administration de l’Alia devra-t-il statuer sur les traitements médiatiques de la politique russe en Crimée ou en Tchétchénie ? Le service des médias et des communications doit trancher sur la question de savoir si le fournisseur essaie de contourner les règles européennes. Si la substance est considérée comme logée dans un pays de l’UE, alors la compétence régulatoire reviendra à ce pays. Dans le cas d’espèce, l’Allemagne. Si le SMC juge que la substance (le centre de décision) se trouve à Moscou, alors il n’y a pas de raison de refuser. Quelle que soit la décision de l’exécutif, il fera un déçu. Angela Merkel (au pouvoir pour quelques semaines encore) ou Vladimir Poutine (au pouvoir pour quelques années encore). Selon les délais réglementaires, la décision du SMC est attendue d’ici le 15 août. Le Premier ministre entretient de bonnes relations avec la Russie, d’autant plus que les relations sont tendues entre le cousin russe et l’UE. Xavier Bettel (DP) a appelé Vladimir Poutine en mars pour le 130e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. « Le Luxembourg pourrait servir de porte d’entrée pour tester, lancer et commercialiser leurs produits et services au sein du marché unique européen, comprenant 450 millions de consommateurs », faisait valoir le communiqué officiel diffusé après leur entretien. Le dossier Russia Today n’a pas été évoqué, assure Paul Konsbruck, directeur de cabinet du Premier ministre.

Ces dernières semaines, les Pirates et le CSV se sont inquiétés de cette problématique par voie de questions parlementaires. Mais, d’une manière générale, les partis politiques ne se sentent pas du tout concernés par les déficiences réglementaires dans l’audiovisuel. Alors que la Chambre vote cette semaine une loi sur l’aide à la presse écrite (dont le budget alloué atteint les deux tiers du prix du service public « assuré » par RTL selon les termes de la « permission » en négociation pour 2013-2030), Sven Clément confie au Land : « On ne se fait pas élire en légiférant sur les médias ». Comprendre : le contribuable s’en moque, voire juge déplacé ce soutien financier (avec son argent donc) à une profession pas franchement considérée. S’ajoute le risque (pense-t-on) de se mettre des journalistes à dos en déshabillant saint Pierre pour rhabiller saint Paul. 

Télécrature Le président de l’Alia Thierry Hoscheit relève que le Luxembourg est le seul pays de l’UE où le gouvernement statue sur les licences. La raison est historique, dit-il. « C’est RTL ». « Tous les gouvernements ont voulu entretenir de bonnes relations avec RTL, toujours les bras ouverts pour accueillir les chaînes (à vocations internationales, ndlr), mais ils se sont montrés plus timides pour ouvrir le marché national », estime le juriste. Celui qui est aussi premier vice-président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg en est presque à se taper la tête contre le mur devant l’ineptie. Cette année encore pour la transposition de la cinquième directive sur les marchés des médias audiovisuels, le régulateur en chef regrettait l’occasion manquée de réécrire « de fond en comble » la loi nationale sur les médias électroniques qui date de 1991. Manque de volonté ? Chasse gardée ?

Le gouvernement et RTL finalisent en ce moment les termes de l’accord sur la permission de service public qui les liera de 2023 à 2030. Selon les informations collectées auprès de Sven Clément (membre de la Commission des médias), internet sera intégré dans la prestation de service public par RTL. Rappelons que la chaîne atteint 82 pour cent des Luxembourgeois quotidiennement alors que le ratio se situe ailleurs autour de 25 pour cent (une chaîne omnipotente). Le financement étatique augmentera de cinquante pour cent en échange de plus de culture et de sport local. RTL avait promis en 2017 une comptabilité analytique pour identifier quels étaient les différents centres de coûts et centres de profits, afin de bien cibler l’argent versé par l’État pour la télé. On prétend se rendre compte aujourd’hui que les contenus diffusés sur le site et à la télé sont produits par les mêmes journalistes et filmés avec les mêmes caméras. 

Parallèlement, l’empire télé RTL se disloque. Les activités françaises (M6) sont vendues à TF1 (Bouygues). Les Belges à Rossel et DPG Media. Et celles du Luxembourg ? Le groupe média a annoncé l’an dernier un plan social affectant une bonne partie des cadres du « corporate centre » (soixante personnes). Or, l’emploi est la plus importante contribution apportée par Bertelsmann, en dehors du pseudo rayonnement lié au L de la marque. CLT-Ufa, sorte de holding financière du groupe dans laquelle sont noyés les intérêts luxembourgeois, ne paie pas ou peu d’impôts au Grand-Duché. Dans son dernier rapport annuel, CLT-Ufa dit avoir versé six millions d’euros d’impôts sur les bénéfices en 2020 (dont quatre à l’Allemagne, pour 250 millions de bénéfices) et cinq en 2019 (dont cinq à l’Allemagne, pour 790 millions de bénéfices). L’État a en sus offert un immense cadeau à la famille Mohn avec l’opération immobilière du Kirchberg. 

Toutes les discussions avec RTL sont organisées à huis-clos. RTL s’est en sus historiquement assuré du silence du monde politique en employant (et donc en payant) les principaux représentants des partis. Selon une règle tacite (et surtout pas publique), les chefs de fractions des trois « principaux » partis de gouvernement siègent au conseil d’administration de CLT-Ufa. Interrogés sur la nature de leur présence en cette instance, Gilles Baum (DP), Georges Engel (LSAP) et Claude Wiseler (CSV mais qui a cédé son poste de chef de fraction à Martine Hansen) estiment qu’elle tient à la volonté « historique » que le Parlement soit informé des décisions prises par l’actionnaire de CLT-Ufa (à qui ont été concédées les droits d’exploitation des fréquences luxembourgeoises sur lesquels RTL a bâti sa richesse). Or, en tant qu’administrateurs ils travaillent pour l’intérêt de l’entreprise et pas pour celui de la société luxembourgeoise. Bien au contraire. Ils affirment qu’ils se retirent des discussions dans l’éventualité d’un débat concernant RTL. Selon nos informations, le prix du silence s’élève à plus de 17 000 euros bruts par an (pour siéger à quatre conseils). Claude Wiseler se réjouit de participer à ces réunions où l’on décide du « développement stratégique ». Le chrétien-social juge les enjeux « passionnant ». Pour 12 000 euros net, il se prive néanmoins de débattre à la Chambre sur le sort d’un acteur systémique en démontage et prive également ses collègues de ses enseignements. Ses camarades du parti posent naïvement des questions parlementaires au gouvernement. Sven Clément s’échine en justice pour obtenir le droit de lire un document connu de ses pairs des CSV, DP et LSAP… sans parler des hauts représentants des verts qui tentent de dévérouiller la porte du conseil CLT-Ufa. Une politique audiovisuelle d’un autre temps.

Pierre Sorlut
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