Like a Jazz Machine

Dudelange est une fête

d'Lëtzebuerger Land du 20.05.2022

Il est bientôt 23 heures. Thomas de Pourquery et ses musiciens effectuent leurs dernières balances. La présence de spectateurs dans la salle, qui scrutent leurs faits et gestes, semble les gêner un peu. Le leader de la troupe est taquin : « Barrez-vous, non ? ». Même si l’ambiance est bon enfant, on sent une certaine tension. Les musiciens quittent la scène, les lumières s’éteignent et le concert commence. Laurent Bardainne, saxophoniste et claviériste de la formation s’installe et prend la parole, visiblement à contre cœur. « Bonsoir, c’est possible d’avoir de l’eau sur scène ? ». La musique démarre. Ambiance. Les musiciens cabotinent légèrement. De Pourquery fait son apparition quelques minutes plus tard avec une caisse de bouteilles d’eau. Il en distribue à ses comparses sous les rires crispés du public. On espère qu’il s’agit d’un happening.

Quelques heures plus tôt, en ce jeudi 12 mai, la dixième édition du festival Like a Jazz Machine est lancée par une formation inédite, le jazzXchange 7tet, guidée par Bojan Z, véritable abonné d’Opderschmelz. Comme chaque année depuis 2012 (exception faite de 2020 pour les causes que l’on sait), le centre culturel de Dudelange devient durant quatre jours la capitale européenne du jazz. Sur le parvis de l’institution, on croise des visages familiers, moins nombreux qu’à l’accoutumée. Cette année et pour la première fois, l’auteur de ces lignes, un correspondant fidèle du festival, ne se voit attribuer qu’un accès limité et pas de badge. Signe manifeste de la décadence de sa crédibilité et de son influence relative sur la scène musicale du pays. À vingt heures, le quartet autochtone Universal Sky démarre un set réconfortant, mais sans surprise. Maxime Bender aux saxophones, Manu Codjia à la guitare électrique, Jean-Yves Jung à l’orgue Hammond et Jérôme Klein à la batterie font bonne figure. Bender sait rester en retrait avant d’éructer. Des notes puissantes pour des appels à l’aide perdus dans l’espace.

S’ensuit un concert exigeant d’un quartet composé aux petits oignons. Pit Dahm et Michel Reis, les deux prodiges qu’on ne présente plus, s’associent à Ben van Gelder et Zack Lober, deux musiciens de référence basés aux Pays-Bas. On retient deux solos endiablés du batteur, la folie contrôlée du pianiste, l’équilibre du saxophoniste et la constance du contrebassiste, pour un concert au cordeau. Retour au spectacle de Thomas de Pourquery & Supersonic qui peine à démarrer. La salle semble d’abord peu communicative et ne chantonne que timidement malgré l’insistance du saxophoniste et chanteur, multi récompensé et réelle coqueluche de la scène française actuelle. Mais le temps passant, l’ambiance se réchauffe et la troupe commence à manifester des signes d’une complicité sincère qui fait plaisir à voir et à entendre. Variant les compositions extraites de leurs projets Sons of Love (2017) et Back to the Moon (2021), la troupe gagne en énergie avant d’exploser. Un spectateur s’écrie « c’est jouissif ! ». Rires francs dans la salle. Sur scène on acquiesce, « yes it is jouissif ». Le show se termine sur une interprétation prenante de Give the money back. Un titre Sun Ranien jusqu’aux bouts des ongles – dont les musiciens se revendiquent, avec juste ce qu’il faut de modernité. Le lendemain on apprendra que le coup des bouteilles d’eau n’était pas une mise en scène. Une partie de la bande aurait eu un pépin sur la route, ce qui expliquerait les balances faites dans l’urgence et l’incivilité de certains membres.

Pour la seconde soirée, The Minor Majors propose d’abord un set de Hard Bop avec « une note contemporaine ». Le quintet luxembourgeois se compose de Paul Fox, Arthur Possing, Laurent Peckels, Georges Soyka et Jitz Jeitz. Des musiciens talentueux et sympathiques, mais dont la musique fait l’effet d’un glaçon dans un verre d’eau chaude. Arrive le concert le plus clivant du festival. Le trio composé du saxophoniste polonais Adam Pieronczyk, du multi-instrumentiste marocain Majid Bekkas et du percussionniste américain Jean-Paul Bourelly. Sans posture, sans chichi, le trio propose d’abord une succession de pièces cryptiques, dans l’improvisation la plus totale. Les organisateurs redoutaient un effet de rejet avec un départ précipité d’une partie de l’audience, mais les spectateurs viennent déjouer les pronostics. Un signe rassurant qui prouve bien que le public du Like a Jazz Machine se compose d’aficionados difficiles à décourager. On retiendra longtemps une magnifique parenthèse d’un chant traditionnel africain interprété par Majid Bekkas. Fusion parfaite d’une voix et d’un kalimba pour un morceau envoûtant, qui fait figure de « moment » du festival.

Le samedi 14, la fête continue, bien que le mot « fête » n’est en fait pas approprié en l’espèce. En effet, la formation de la tromboniste belge Nabou Claerhout, qui lance cette troisième soirée, ne provoque pas grand-chose. Le mot « fête » sied, a priori, moins encore au duo qui fait suite. Un duo loin d’être gai, mais qui provoque quant à lui des émotions inattendues et particulièrement fortes. Le batteur et compositeur Sebastian Rochford et le pianiste Kit Downes défendent un projet hyper sensible à paraitre cette année, A Short Diary. Composé par Rochford, en hommage à son père récemment disparu, l’opus présenté fait l’effet d’un ascenseur émotionnel qui commence par rebuter et qui finit par nous bouleverser. Lorsque Sebastian Rochford prend la parole de longues minutes le temps semble suspendu. Il parle doucement, cherche ses mots, détaille les origines de chaque composition avec pudeur. Il mise sur un jeu minimal où toute la tension repose sur le piano. Kit Downes magnifie les compositions du batteur. Avec Ten of Us, Rochford célèbre sa relation avec ses 9 frères et sœurs et provoque le second « moment » du festival. C’est sensible, c’est élégant, c’est beau, c’est une fête, en fin de compte.

Plus tard, Stefano Agostini vient défendre le fruit d’une résidence en compagnie d’une sacrée brochette de musiciens : Steven Delannoye, Thomas Decock, Pit Dahm encore, Alex Koo et Pol Belardi, dont la présence est en général de très bonne augure. Le set démarre tambour battant. Agostini évoque la musique française impressionniste style Erik Satie, qu’on peine toutefois à déceler. Un dialogue énergique entre le piano et la batterie impressionne. Et le festival se poursuit jusqu’au lendemain.

Kévin Kroczek
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