Référendum

La tentation du coup de gueule avant la gueule de bois

d'Lëtzebuerger Land du 30.06.2005

Finalement, nous restons donc convoqués au test national de l’europositivité1. Ce n’est que normal. Mais quel cirque! Par peur d'un résultat d'euronégativité, certains commençaient à tergiverser. Il n'y a rien de plus redoutable que les doutes qui s'installent. Après l'aventure européenne aux allures de fuite en avant, on frôlait la farce électorale! Pourtant, tout avait si bien commencé. Fait assez exceptionnel en politique: on décide de nous demander notre opinion! Malheureusement, les difficultés actuelles naissent, probablement, de la quiétude naïve à l'origine de cette consultation. Si on décide de demander notre opinion, c'est pour que nous confirmions, de préférence massivement, le oui. On ne nous demande pas vraiment notre opinion; on nous demande de valider les yeux  fermés ce grand projet européen! Ainsi, dans sa grande sagesse, le pouvoir politique luxembourgeois a cru bon de prévoir, après référendum, la ratification par le Parlement. Probablement pour corriger le tir, au cas, peu probable, où nous ferions une connerie2. À nos voisins, qui ont eu le culot de voter non, on suggère, sans rigoler, de revoter. Probablement autant de fois jusqu'à ce que, par lassitude, le oui gagne. Pour les politiques en place, le non est inacceptable. À l'époque, lorsque la décision de nous consulter fut prise, le risque d'un rejet était estimé peu important3. Les sondages donnaient le oui largement vainqueur. Mais pour des raisons diverses et confuses, les Français ont voté non! Les Néerlandais aussi! C'est embêtant, très embêtant. Force a été de constater que le fameux projet européen n'enchante pas les masses. On cherchait l'adhésion et on récolte une fin de non recevoir. L'arme du référendum s'avère redoutable car elle implique la recherche du plébiscite: pour une cause, mais aussi pour les hommes derrière cette cause. Jean-Claude Juncker, à l'opposé de Jacques Chirac, l'a bien compris. En personnalisant actuellement à l'outrance le débat, en donnant l'impression d'y jouer son sort4, il fait le forcing pour la victoire du oui5. Très subtilement, en dramatisant cette consultation, notre Premier ministre la rend dorénavant compréhensible pour l'homme de la rue. Pour ou contre ce que fait (a fait et fera) notre Jean-Claude Juncker? Le débat fondamental ne devrait-il pas porter plutôt sur des questions comme l'identité européenne qui devrait primer sur l'identité nationale? Cette stratégie est intelligente, car il faut bien réagir à un phénomène que la gente politique a sous-estimé: le désenchantement des gens. Que se passe-t-il? On nous consulte pour un sujet, disons au mieux austère: la future constitution européenne qui - gageons-le - reste inconnue de la plupart des gens. Rares sont ceux qui ont tenté de la lire et je suis personnellement convaincu que la plupart d'entre nous ignorent ce qui est écrit dans notre constitution existante. En bons citoyens, nous savons certes que la constitution est un document important où sont repris les grands principes qui guident notre vie commune. De là à les avoir lu et à les connaître, c'est autre chose. Il y a bien des moments historiques où des gens mouraient pour une constitution, mais il y a, surtout, la normalité quotidienne où cela constitue un de nos derniers soucis. Les arguments de fond des uns et des autres sont plus ou moins connus. Ils ont leurs faiblesses. Schématiquement, on peut dire que la grande faiblesse du oui est la perception de la pertinence du message. Les arguments sont largement abstraits. Le projet européen n'est tout simplement pas mobilisateur. En contrepartie, la grande faiblesse du non ce sont bon nombre de ses représentants. Qui veut s'assimiler à un Le Pen, De Villiers, Montebourg, etc. Imaginons un instant que le non soit porté par un meneur charismatique, crédible, qui ne joue pas à un jeu politico-politicien,… Bonjour les dégâts. De surcroît, nous confirme-t-on de partout, le texte est mal ficelé. Honnêtement, avoir confié cette mission à un VGE pourrait être en soi un argument pour voter non. Mais nous dit-on: ce n'est pas grave: le texte est toujours meilleur que les autres. Peut-on réellement penser que ceci est un argument fort ? Pour être honnête, et sans que cela ne nous glorifie, la décision de vote de la plupart des gens ne se prendra pas en fonction d'un débat sur ce traité. Jean-Claude Juncker en est d'ailleurs bien conscient : il nous demande de voter avec notre cœur ! L'approche est courageuse, surtout si le cœur bascule. Personnellement, je pense qu'il s'agira plutôt de distinguer entre voter avec son ventre ou voter avec sa tête! Voter avec le ventre est la tentation du coup de gueule. Le grand défi des défenseurs du oui sera de faire accepter aux électeurs que raisonnablement nous n'avons que le choix du oui pour ne pas nous compliquer encore davantage la vie. La tâche n'est pas des moindres puisqu'il s'agit de réagir maintenant à des impressions, des angoisses, des états d'âme, du mépris ressenti…, bref un melting pot d'appréhensions. En plus, se compliquer la vie peut être une perspective alléchante pour d'aucuns (et même peut-être justifiée). En somme, les politiques en place paient actuellement, en quelques mois, le prix fort d'omissions faites depuis une vingtaine d'années. Ce qui est en cause ce sont notamment différents imaginaires développés au fur et à mesure de la construction européenne. Ces imaginaires sont d'autant plus redoutables qu'ils ont des facettes complémentaires... et qu'ils ne sont que partiellement infondés. En effet, tout porte à croire que la construction européenne s'est faite en s'éloignant des citoyens. Pour la grande majorité des citoyens, l'élargissement n'est pas perçu comme une nécessité, mais comme une aventure qu'ils ne comprennent pas... et qui fait peur. L'argument des guerres évitées, brandi par les partisans du oui, sonne quelque peu creux à ce niveau. Même les très mauvais films de série B n'ont pas prévu une invasion armée de Roumains, Serbes ou Polonais. L'élargissement, pour le commun des mortels, c'est la venue d'étrangers. Plus particulièrement pour les Luxembourgeois, ce sont ces « têtes un peu carrées » qui ont envahi le quartier de la Gare6, c'est la nouvelle criminalité, ce sont ceux qui nous prennent nos emplois... Après la venue - bien réelle - des filles de joie, voilà que nous sommes hantés par la fiction de l'invasion de travailleurs à bas prix. L'image du plombier polonais est très révélatrice à cet égard. L'autre versant de l'imaginaire est celui du pouvoir des bureaucrates de Bruxelles, du gaspillage, de l'inefficacité de ces politiques... Des gens surpayés qui jouent des jeux de politique politicienne. L'Europe affiche malheureusement trop visiblement ses incohérences. On veut faire croire aux gens que le projet européen est capital, mais on n'arrive pas à dessiner un programme politique cohérent. On dit que l'Europe est unie, et à l'exemple de ce processus de ratification, chacun y va comme bon lui semble. On veut nous faire croire à l'importance du Parlement Européen, mais on n'y envoie que la deuxième équipe. Il en va de même de ces commissaires: y délègue-t-on honnêtement les plus capables du pays? À lui tout seul, le désormais fameux Bolkestein caricature toute l'ambiguïté. Commissaire, se prenant très au sérieux, figure de l'establishment bruxellois, il pond une directive qui illustre toute l'ambiguïté de la politique économique de l'Union Européenne,... et ne sachant pas quand il faut se rendre discret, il rentre dans la rhétorique du plombier polonais. Avec des avocats pareils, la cause est loin d'être gagnée. Maintenant c'est l'angoisse. L'Europe prend l'eau de partout. Même notre Premier ministre ne réussit plus à sauver les meubles à Bruxelles et, dans son propre pays, qu'à mon avis il a tendance parfois à négliger pour résoudre les problèmes de ses voisins, le non gagne en importance. L'impensable devient possible : les Luxembourgeois rejetteraient eux aussi la Constitution!? La situation est assez cocasse. En cas de oui, on ne sait pas si ce vote va compter (les jeux sont probablement déjà faits) et en cas de non, le vote aura certainement son importance. Quelle responsabilité!7 Tout le monde va nous observer: l'avenir de l'Europe repose sur les frêles épaules des petits Luxembourgeois: vous et moi! Donc la question que chacun doit se poser le 10 juillet est simple: Serai-je raisonnable ou non? On a beau nous répéter inlassablement que voter non, c'est se tromper de cible, se tromper de combat. C'est vrai,... mais parfois la tentation est si grande de se tromper de cible,... surtout si on est si rarement sollicité. Resteront les conséquences. Ce sera au réveil que l'on constatera les dégâts. Deux cas de figure sont à envisager pour ceux qui votent non: Si le oui l'emporte, on a donné un avertissement au pouvoir politique. Par contre, si le non le remporte, il s'agira bien de cuver notre gueule de bois. Et comme toujours après chaque cuite – et celle-ci serait de taille – on va prendre des résolutions, les bonnes cette fois ci.8

L'auteur est sociologue1 L'expression est emprunté au philosophe Jean Baudrillard.2 Cela me rappelle ce slogan humoristique: «la dictature, c'est ferme ta gueule; la démocratie, c'est cause toujours, mais on t'écoute pas».3 Cf. Val, Ph., Le référendum des lâches, Paris, le cherche midi, 2005.4  Les départs annoncés en politique sont les premiers pas du retour.5 Or il y a peu de temps, la barre pour le plébiscite aurait été à 75 pour cent de oui.6 Derrière ces images la xénophobie fait son lit.7 Pour la petite histoire, on a néanmoins de quoi rigoler lors de cette période de mobilisation forcée. Ainsi, dans le champ des pro-européens, déjà surpeuplé de donneurs de leçons, les Luxembourgeois découvrent la naissance d'un club sélectif de 66 auto-désignés représentants de la société civile. Comme le dit leur porte-parole, notre historien vedette: «Nous vous disons ce qu'il faut faire, nous sommes la représentation de la société civile,... et la liste est close». Probablement en période de panique, tous les soutiens sont les bienvenues. Sont-ils pour autant productifs? Comment vont réagir tous les exclus de cette miraculeuse représentation de la société civile luxembourgeoise?8 Et certains ne manqueront pas de se justifier par des frasques comme quoi si on ne voulait pas du non, on n'avait qu'à ne pas nous demander notre avis.

 

 

Jeff Kintzelé
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