Comme le révèle l’affaire Spacety, les États-Unis veillent sur le commerce du Luxembourg en Chine. Les Américains voient d’un bon œil la législation en préparation sur le filtrage des investissements étrangers

Sans filtre / Avec filtre

d'Lëtzebuerger Land du 17.03.2023

La géopolitique prend le pas sur les affaires commerciales. Cette semaine, les ministères des Affaires étrangères et de l’Économie informent qu’ils ont dénoncé auprès du procureur une éventuelle violation de la loi sur le contrôle des exportations. La dénonciation, intervenue le 21 février selon nos informations, concerne Spacety Luxembourg, filiale luxembourgeoise d’un groupe chinois qui aurait fourni à la milice russe Wagner des images satellites de sites en Ukraine. Depuis octobre dernier, il est interdit de fournir des conseils techniques à la Russie, y compris des « services d’information cartographique et spatiale » expliquent les services de Jean Asselborn (LSAP).
Depuis août 2019, Spacety a ses bureaux au Technoport à Belval, incubateur ayant pour actionnaires l’État et la banque publique SNCI. Ces derniers ont résilié le contrat de collaboration, apprend-on cette semaine. Mais ce sont les États-Unis qui ont dégainé les premiers en ajoutant Spacety Luxembourg à leur liste de personnes sanctionnées dès le 26 janvier, soit quasiment un mois avant la dénonciation luxembourgeoise. Pour garder la face, les ministères de l’Économie et des Affaires étrangères soulignent qu’une concertation a eu lieu avant l’inscription sur les listes américaines « pour empêcher tout soutien direct ou indirect de la part de la société Spacety Luxembourg à l’effort de guerre russe ». Mais la séquence laisse peu de doute sur la supériorité des moyens de l’Oncle Sam en matière d’intelligence.
Du lièvre au lapin
Il y a deux semaines,  le géopolitologue franco-luxembourgeois François Heisbourg a fustigé, face au Land, l’ignorance du Grand-Duché sur ce qui se passe en matière économique sur son propre territoire, à commencer dans le secteur spatial, créneau sur lequel le pays s’est spécialisé. L’analyste (qui participera le 17 avril à la journée de l’économie où l’on tentera de répondre à la question de savoir comment les économies européennes peuvent rester stables et sûres face au tsunami géopolitique actuel) recommande au Grand-Duché de muscler son renseignement économique et de choisir son camp entre la États-Unis et la Chine. Les médias nationaux ont parallèlement levé d’autres lièvres. En février, Reporter a trouvé un potentiel biais d’infiltration russe via G-Core, société luxembourgeoise livrant, en coopération avec (un autre) Wagner Group, la plateforme de télémédecine à l’agence e-Santé depuis la pandémie. « Es besteht immer die Gefahr von großen Ohren, wenn Drittstaaten im Spiel sind – sei es Weißrussland oder die USA », est cité le directeur d’e-Santé Hervé Barge, lequel s’est prétendument assuré auprès du groupe Wagner que G-Core n’avait pas accès aux données des patients. La semaine passée, Paperjam a spotté China Telecom quartier Gare, société liée à l’État chinois qui chercherait à se développer en Europe alors qu’elle est considérée comme une entreprise à risque par l’Oncle Sam. Rappelons que ce dernier a poliment demandé au Luxembourg de ne pas faire appel au chinois Huawei pour son infrastructure du réseau 5G.
Interrogé par le Land, l’ambassadeur américain Tom Barrett signifie qu’aucune « relation n’est plus importante aujourd’hui que le partenariat transatlantique ». « I strongly believe that others in today’s global power competition, like the People’s Republic of China (PRC), simply do not see the world in the same way », pense le diplomate qui ajoute ne pas s’attendre à ce que chaque pays s’aligne sur cette doctrine. « We do not seek to block Luxembourg from growing its economy or advancing the interests of its people », assure-t-il. Ouf. L’on apprend cette semaine que Yuriko Backes se rendra les 23 et 25 mai prochains à Pékin puis Shanghai dans le cadre d’une mission de promotion estampillé Luxembourg for Finance. La ministre libérale avait déjà matérialisé le réchauffement des relations politico-commerciales avec Pékin avec sa participation à la réception du Nouvel An chinois aux cotés d’autres éminences gouvernementales. 2023 est l’année du lapin. « Rabbits are very lovely, very energetic, also very naughty animals sometimes », avait commenté Yuriko Backes soulignant également leur fertilité.
Vendredi dernier, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), a renseigné sur la nature de la relation commerciale entre le Luxembourg et la Chine à la faveur d’une question parlementaire de députés CSV (Marc Spautz et Laurent Mosar) s’inquiétant du choix de l’industrie européenne de privilégier la relation américaine à la chinoise. « Les États-Unis et la Chine sont deux partenaires commerciaux internationaux importants pour le Luxembourg. » Le ministre socialiste place les deux pays sur un pied d’égalité. Le volume d’échange de biens et services avec la Chine a progressé sans discontinuité (de 33 pour cent) depuis 2018, malgré la pandémie. Les États-Unis demeurent néanmoins « le premier partenaire commercial du Grand-Duché » et les échanges ont crû de la même manière depuis 2018, d’un tiers. Dans un entretien accordé au Quotidien le 27 février dernier, l’ambassadeur de Chine, Hua Ning, cite le Premier ministre Xavier Bettel (DP) selon lequel « la relation sino-luxembourgeoise est la relation bilatérale la plus dynamique que le Luxembourg ait conclue en dehors de I’UE ». L’ambassadeur nommé en août dernier y surprend par son free speech. Il alterne entre le terrifiant et le léger. Au sujet de Taïwan : « Nous ne pouvons pas promettre de renoncer au droit d’utiliser la force ». Au sujet de la communauté de 5 000 Chinois au Grand-Duché : « J’ai été surpris par le nombre de restaurants chinois au Luxembourg, plusieurs centaines, ça va me prendre des années pour les tester ! ».
Le nouveau Berlin
L’ambassadeur américain prévient que l’invasion de l’Ukraine par la Russie (« Russia’s full-scale invasion of sovereign Ukraine », selon l’élément de langage US) a rappelé aux nations démocratiques « ses difficiles apprentissages sur la nature des régimes autoritaires ». « The deepening strategic partnership between the PRC and Russia, and their mutually reinforcing attempts to undercut the rules-based international order run counter to our common values and interests, » assène-t-il. Gare à l’angélisme mercantiliste dans l’Empire du Milieu. L’ambassadeur se satisfait que le gouvernement luxembourgeois ait réagi au sujet de Spacety. Il refuse néanmoins de divulguer comment le renseignement américain a débusqué l’entreprise ni même le « sensitive diplomatic engagement » entre le Luxembourg et les États-Unis. Le Grand-Duché, porte des investissements étrangers en Europe, deviendrait-il un Berlin à l’époque de la Guerre Froide où se rencontrent les intérêts économiques et parfois stratégiques des deux blocs ?
Interrogé sur les secteurs critiques où le Luxembourg, en poursuivant sa logique affairiste, pourrait créer des brèches dans le bloc des « nations démocratiques », le diplomate américain a prévenu (« cautioned ») ses alliés pour qu’ils assurent une « couche de protection supplémentaire » quand ils coopèrent avec des « gouvernements qui n’adhèrent pas à l’état de droit » en matière de communication, de surveillance ou de « scanning equipment at border crossings ». Tom Barrett se réjouit ainsi des démarches de l’Union européenne pour, à l’instar du modèle américain, filtrer les investissements directs étrangers. « I applaud Luxembourg for taking steps to implement its own national FDI screening mechanism which will be key in safeguarding our common security and interests », commente l’ambassadeur au sujet de l’initiative politique luxembourgeoise de rejoindre le camp des États-membres qui ont adopté leur propre mécanisme de filtrage. Elle date de 2019. « I remain hopeful that we will see final implementation of this law in the near future », précise-t-il dans un langage diplomatique pour ne pas dire, plus trivialement, que le législateur traine. Le Conseil d’État a rendu mardi son deuxième avis sur le texte. Un an après le premier. À la suite d’amendements gouvernementaux (soixante), les Sages lèvent des oppositions formelles à un endroit… mais en ajoutent à d’autres. Le projet de loi revêt une importance déterminante pour la compétitivité luxembourgeoise.
L’Union européenne travaille sur un cadre commun pour contrôler l’afflux d’investissements directs de l’étranger (IDE). Ils représentent en théorie (néolibérale) une aubaine pour l’économie du Vieux continent (première destination internationale d’IDE), mais ils sont aussi un facteur de risque dans un contexte pandémique et belliqueux. Les pays européens craignent que d’autres États (ou des investisseurs agissant dans leurs intérêts) acquièrent tout ou partie d’entreprises européennes, non pour des raisons économiques, mais pour « accéder à des technologies, informations, biens ou services essentiels pour la sécurité d’un État. » Jean-Claude Juncker (CSV-PPE), alors président de la Commission européenne avait, dès 2017, annoncé vouloir créer un cadre pour « l’investment screening ». Un règlement de 2019 définit la coopération entre États européens quand l’un juge que l’autre accueille des participations étrangères potentiellement préjudiciables à ses intérêts stratégiques. « La création du mécanisme de filtrage est une évolution majeure pour le cadre règlementaire des investissements directs étrangers au Luxembourg. Elle aura des conséquences importantes pour les entités de droit luxembourgeois, les investisseurs et les acteurs de la place financière », a d’emblée signalé la Chambre de commerce dans son avis.
Les lobbys se méfient
La direction des Affaires européennes du ministère des  Affaires  étrangères a mis en place un groupe de travail composé de représentants des ministères d’État (et plus précisément du service de renseignements qui en dépend), des Affaires étrangères, de l’Économie et des Finances pour mettre en place un mécanisme de filtrage national « en conciliant, par une mitigation des risques, la nécessité impérieuse de maintenir l’ouverture, la compétitivité et l’attractivité du Luxembourg avec la sécurité et l’ordre public », lit-on dans le projet de loi 7885. Un comité interministériel de filtrage, associé à des « experts » est également prévu dans la loi (ce que le Conseil d’État retoquera en demandant d’insérer le mécanisme dans un arrêté grand-ducal). Le mécanisme envisagé ? Celui qui investit dans une entreprise luxembourgeoise dans une proportion significative (25 pour cent des droits de vote) signale au ministre de l’Économie son intention si l’entreprise cible opère dans un secteur critique. Sont ainsi considérées l’exploitation et le commerce de biens à double usage (civil et militaire), le secteur de l’énergie, ceux des transports, de l’eau, de la santé, des communications, du traitement et stockage des données, de l’aérospatial, de la défense, de la finance, des médias et de l’agroalimentaire. Si l’investissement menace les intérêts vitaux de l’État alors le comité de filtrage vérifie tout un ensemble d’informations relatives à l’investisseur avant de donner le feu vert… ou de bloquer la transaction. Les lobbys patronaux flairent le danger et craignent pour le centre financier où les véhicules d’investissement luxembourgeois servent notamment à des transactions internationales. « Il ne s’agirait pas de reproduire dans le domaine financier les échecs observés dans le secteur industriel », a écrit l’organisation alors présidée par Luc Frieden (depuis devenu tête de liste du CSV aux prochaines législatives). La Chambre de commerce a aussi souligné la nécessité de former et de communiquer sur la matière pour ne pas nuire à la sécurité juridique et à la prévisibilité. L’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement est elle aussi très très méfiante. « We believe that the scope of the draft law is extremely large », tremble-t-elle.
Dans son deuxième rapport annuel sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne, la Commission recense 1 563 demandes d’autorisations de filtrage auprès des instances existantes dans 18 États membres. 29 pour cent ont fait l’objet d’un filtrage formel. 73 pour cent ont été approuvées sans réserve. 23 pour cent des transactions étaient acceptées sous réserves. Les autorités nationales n’ont bloqué qu’un pour cent de l’ensemble des dossiers ayant fait l’objet d’une décision. Contacté par le Land, le ministère de l’Économie espère un vote de la loi cette année.

Pierre Sorlut
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