Tax ruling

Tigres en papier

d'Lëtzebuerger Land du 02.05.2014

À New York, Francfort et Londres, il était plus connu que le Grand-Duc. Dans le monde de la haute finance, le préposé du bureau d’imposition sociétés 6, désormais à la retraite, était une star. Au Luxembourg, par son expérience, sa bonne mémoire et le manque de personnel chronique, il semblait irremplaçable. Tel était le fabuleux destin d’un fonctionnaire devenu systémique. Dans son bureau, il accueillait le gratin de la place financière en attente d’une autorisation de construire… des montages fiscaux. Le fonctionnaire était réputé pragmatique : il écoutait la proposition et donnait soit son feu vert, soit proposait d’autres solutions. Les menus détails se réglaient plus tard par voie postale.

Le tax ruling est un accord au préalable sur la manière dont une transaction sera traitée fiscalement. En soi, cette opération n’a rien d’extraordinaire et, en Europe, la plupart des administrations fiscales la proposent. Les rulings, importés au Luxembourg via les Pays-Bas au début des années 1990, ne sont donc pas une spécialité locale. Au Luxembourg, les rulings sont vécus comme un partenariat. Formellement, le tout se déroule dans un cadre parfaitement légal, bien que, comme le concèdent aujourd’hui quelques habitués du bureau 6, certains montages fiscaux étaient « un peu limite ».

Interrogé par le Land sur cette proximité entre secteur public et privé, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) répond par un éloge des Big Four où on trouverait « des gens très intelligents et sophistiqués ». Et de poursuivre : « Au Luxembourg, nous nous distinguons effectivement par le fait que nous sommes très imaginatifs ». En même temps, diplomate, il dit comprendre l’indignation « des pays hautement endettés à la vue de constructions fiscales qui leur font perdre presque tout l’argent des multinationales. » Pour les petites entreprises et les commerces par contre, les secrets des montages internationaux hyper-complexes restent un livre aux sept sceaux. Cela n’est pas sans créer une distorsion du marché. Alors que Starbucks ne paie quasiment plus d’impôts, le café du coin continue à payer l’ardoise. Si vous vous êtes demandé pourquoi on trouve les mêmes chaînes de magasins dans tous les centres-villes du monde, vous trouverez un élément de réponse dans l’optimisation fiscale internationale, dont le Luxembourg est un rouage.

Au milieu des années 2000, le jeune économiste Niels Johannesen suit sa femme au Luxembourg, où il décroche un travail comme tax advisor chez PricewaterhouseCoopers (PWC). Il quittera le Luxembourg une année et demie plus tard, pour rejoindre le ministère des Finances danois. Joint par téléphone à Copenhague, où il est professeur d’économie à l’université, Johannesen désigne certaines des constructions fiscales luxembourgeoises de « borderline legal » : « C’est-à-dire que, légalement, on trouvera toujours une manière de les défendre ; mais, en-dehors du Luxembourg, elles pourront aussi être attaquées par les administrations fiscales. Souvent celles-ci trébuchent sur une de ces constructions par hasard. Il arrive que des tribunaux annulent une opération fiscale passant par le Luxembourg. Les entreprises seront alors taxées comme si le conduit luxembourgeois n’existait pas. »

Au début de l’été 2013, le ministère des Finances luxembourgeois reçoit un courrier du commissaire européen à la Concurrence, Joaquín Almunia. La lettre contenait un questionnaire d’une petite dizaine de questions. Au même moment, La Haye et Dublin recevaient une missive similaire (suivis par Bruxelles et Gibraltar, territoire outre-mer britannique). Dans sa lettre, le Commissaire demandait de jeter un coup d’œil dans la boîte noire des tax rulings. Almunia ne mettait pas en cause les accords fiscaux eux-mêmes, mais il eut des doutes quant à leur application. Il soupçonne que les tax rulings puissent donner lieu à une aide d’État camouflée, qui accorderait à certaines firmes un traitement sélectif, refusé à d’autres. Alors que le commissaire à la Fiscalité Algirdas Šemeta se cassait les dents sur la règle de l’unanimité, la Commission sort le grand jeu : la concurrence libre et non-faussée.

Dans sa lettre aux ministres des Finances hollandais et irlandais, la Commission s’enquérait de deux cas spécifiques : les multinationales américaines, championnes de l’optimisation fiscale, Apple et Starbucks. (Le Sénat américain estime que, grâce au système fiscal irlandais, Apple s’acquitte d’un taux effectif de deux pour cent, bien en deçà du taux officiel irlandais de 12,5 pour cent.) De leur côté, les fonctionnaires luxembourgeois auraient pu s’attendre à ce qu’Almunia s’intéresse à un autre géant américain : Amazon. Mais le commissaire avait visé plus large : il demandait des informations sur tous les tax rulings faits entre 2011 et 2012.

Depuis, l’Irlande, les Pays-Bas et la Belgique ont livré les informations demandées à la Commission, non sans quelques anxiétés que les informations ne finissent au grand jour. Car au début de l’enquête, la Commission avait promis que l’affaire serait traitée avec la plus grande discrétion. Quelques jours plus tard, le Financial Times en fit un article. Aujourd’hui, il reste un récalcitrant : « Le Luxembourg est le seul pays auquel nous avons dû envoyer une injonction de fournir l’information », explique le porte-parole d’Almunia au Land.

« Au début, nous avons répondu en envoyant une vingtaine de rulings-types à Bruxelles, pour montrer notre bonne volonté », explique Pierre Gramegna. Et d’ajouter : « Si on nous avait demandé un cas précis, on aurait partagé l’information. Mais la commission voulait avoir tous les documents pour déterminer si les tax rulings ont été uniformément appliqués ». Pour le ministre, une action « disproportionnée par rapport au but recherché ». Il invoque « l’absence de pièces de preuve » et y voit un cas typique de « fishing expedition ».

Entretemps, au bureau d’imposition 6, les réunions de travail ont été remplacées par des échanges de lettres dont les réponses, se plaignent les fiscalistes, se feraient souvent attendre. Signe d’une certaine nervosité déclenchée par le départ de l’ancien préposé : ces derniers six mois, une douzaine de cas-types ont été définis et les dossiers sont désormais traités en équipe. Bref, les procédures des rulings seraient en voie d’être formalisées, dit aussi le ministre. Cela sous-entend-il qu’elles ne l’étaient pas auparavant ? « Formulons-le de manière positive et disons qu’il y a aujourd’hui un cadre plus clair ». On mesure le risque que parmi les milliers de rulings sortis des bureaux d’imposition ces dernières années, on en trouve deux qui, bien qu’analogues, aient été traités de manière divergente. Une incohérence qui risquerait d’être interprétée comme preuve d’un traitement favorable aux yeux de la Commission, et donc assimilable à une aide d’État.

Le gouvernement annonça jeudi dernier avoir déposé un recours en annulation devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). À peine une journée plus tard, la Commission, prise de court, riposta : Puisque le Luxembourg n’avait pas respecté sa deadline et refusé de partager les informations, Almunia lançait une procédure en infraction contre le Luxembourg avec la perspective de saisir la CJUE. « Si on cède sur ce point, alors tous les États membres courent le danger que leur souveraineté fiscale sera réduite. Ce n’est pas un petit détail, mais une décision de principe », dit Pierre Gramegna, qui, suivant en cela la « doctrine Frieden », n’aime l’idée européenne que dans la mesure où elle ne touche pas à la Place financière. Mais derrière les grands principes invoqués, le gouvernement, table surtout sur une commission future plus clémente, espérant gagner du temps.

Outre des informations sur les tax rulings, la commission commence également à s’intéresser au régime fiscal sur la propriété intellectuelle (IP). Elle a demandé au gouvernement luxembourgeois la liste des cent plus grandes entreprises qui en ont profité. Introduit en 2007 pour suppléer à la fin des holdings décidée par Bruxelles, le régime de la propriété intellectuelle exonère à 80 pour cent les revenus nets provenant de l’exploitation de brevets, marques, noms de domaine et logiciels. Le but déclaré était de stimuler et d’attirer en Europe le secteur des technologies de l’information et des communications (TIC). Ce régime fiscal a permis à de nombreuses multinationales de rapatrier en douce leurs bénéfices vers des juridictions à la législation accommodante.

Ainsi, d’après des documents publiés par L’Express, la chaîne de restauration rapide McDonald’s aurait fait transiter 2,2 milliards d’euros de ses franchisés français à sa filiale luxembourgeoise (MCD Europe franchising) : une redevance pour l’utilisation de la marque. C’est la phase 1 de l’optimisation fiscale : le profit shifting. Elle est suivie par la phase 2 : la base erosion. Alors qu’en France, les redevances payées à la filiale luxembourgeoise pourront être déduites du chiffre d’affaires, au Luxembourg, uniquement vingt pour cent de l’assiette fiscale seront taxés. En 2012, sur 172,4 millions de bénéfice, la filiale luxembourgeoise n’aura payé que 1,85 pour cent d’impôt.

La Commission européenne soupçonne ce régime fiscal, dont on retrouve des variantes dans la majorité des pays européens, de « favoriser surtout les entreprises très mobiles, sans susciter une augmentation de l’activité de recherche et de développement ». Victime de ses excès, le régime IP semble aujourd’hui condamné. Probablement au début 2015, la loi sur la propriété intellectuelle sera amendée, estime-t-on au ministère. Or l’entrepreneur Xavier Buck, qui a fait fortune dans les adresses internet (il a ainsi vendu « business.com » pour neuf millions et « vodka.com » pour quatre millions d’euros) profitant des exonérations fiscales, dit ne pas percevoir « trop de nervosité » dans le secteur des TIC. « Le régime devrait encore survivre pour un petit moment », estime-t-il.

Les temps changent, mais pas tant que ça. Ainsi si l’acronyme Beps (pour base erosion profit shifting) avait un instant fait revivre le traumatisme Fatca, fossoyeur américain du secret bancaire, les fiscalistes des Big Four sont aujourd’hui quelque peu apaisés : La révolution fiscale n’aura pas lieu. L’été dernier, l’OCDE claironnait emcore que les pratiques fiscales des multinationales « sapent l’intégrité du système fiscal » et évoquait un changement de paradigme : Et si les impôts étaient prélevés là où se trouvent les consommateurs ? Comme pour le secret bancaire le gouvernement américain aurait pu l’imposer. Comme Bartleby, le scribe de Wall Street inventé par Melville, il a préféré ne pas.

Cette passivité peut surprendre. Car les grandes multinationales américaines ont des filiales dans de nombreux pays européens, où elles engrangent de solides bénéfices. « Ces firmes ont trouvé des combines pour payer très peu d’impôts ici, notamment en passant par des pays comme le Luxembourg, explique Niels Johannesen. Pour faire rentrer l’argent aux États-Unis, elles doivent payer un impôt de rapatriement, dont sont déduits les impôts déjà payés en Europe. Or, puisque qu’elles n’y ont payé que deux à cinq pour cent, cet impôt de rapatriement s’avérerait être énorme. Alors les multinationales américaines préfèrent laisser leur argent à l’étranger et financer leurs activités américaines à travers des prêts. »

Le gouvernement américain s’est rabattu sur la défense des intérêts de ses multinationales. Du coup, il se retrouve du côté du Luxembourg, une des pipelines fiscales pour les capitaux des multinationales américaines vers les beaux rivages de l’offshore. Aux États-Unis mêmes, le gouvernement montre plus de pragmatisme. Ainsi, pour décider de l’imposition d’une firme présente dans plusieurs États fédéraux, le fisc américain établit une clé de répartition qui combine des facteurs comme l’emploi, les ventes et les détenteurs du capital. « Un pas mondial dans cette direction, serait une réelle avancée pour la justice fiscale », estime Johannesen, sans trop y croire. Car pour réformer le système fiscal des multinationales, il faudrait passer par un remodelage complet du système d’imposition des sociétés, et ceci à un niveau mondial. En comparaison, l’échange automatique d’informations est un jeu d’enfant.

Pour l’avenir du Luxembourg, Wim Piot, tax leader chez PWC, prévoit la météo suivante : « Pas de coup de tonnerre, mais un changement du climat fiscal ». Qui se refroidira. Pierre Gramegna, qui envoie ponctuellement Georges Deitz, un lobbyiste de la Place financière et partner chez Deloitte, représenter les intérêts du Luxembourg auprès de l’OCDE à Paris, dit qu’il ne faudrait pas sous-estimer les répercussions potentielles des discussions qui s’y mènent. « À l’avenir, estime-t-il, il ne suffira plus que la législation soit formellement respectée. On sera aussi sous observation quant à sa mise en pratique ». Un de ces critères, qui, dans un avenir plus ou moins proche, deviendra « un dénominateur commun pour beaucoup de sujets touchant à la fiscalité », sera celui de la substance, dit le ministre.

Actuellement, pour profiter des largesses fiscales grand-ducales, il suffit qu’une entreprise prenne ses décisions au Luxembourg. Concrètement, cela veut dire qu’il faut que le conseil d’administration se réunisse au Grand-Duché. Si un fisc étranger nourrit le doute que ses ressortissant fassent véritablement le déplacement au Luxembourg, c’est à leurs collègues luxembourgeois de partir à la recherche des traces du passage fugace des administrateurs : tickets d’avion, factures d’hôtel ou l’addition du déjeuner.

Actuellement, tous parlent de la substance à pourvoir, sans que personne ne puisse la définir. Or, le temps du Far West réglementaire est révolu. Les petites fiduciaires et cabinets d’avocats moyennement sérieux, vivant de la domiciliation de sociétés boîtes à lettres sans substance aucune, sont une espèce en voie de disparition.. « Il faudra qu’ils se réinventent ou qu’ils se réorientent », dit le ministre des Finances. Il se retrouvera, comme son prédécesseur avec le secret bancaire avant lui, devant des arbitrages pas évidents. Alors que la pression monte, les fissures apparaîtront.

Parmi les fiscalistes, la revendication d’un abaissement du taux d’imposition combiné à un élargissement de l’assiette fiscale est soulevée. Présentée comme produit d’appel pour les groupes internationaux, la piste a été reprise par le CSV et Pierre Gramegna promet de l’examiner lors de la réforme fiscale, prévue pour 2016. Or, encore faudra-t-il se mettre d’accord aux dépens de quelles niches fiscales cet élargissement de l’assiette se fera. Alors que différents spécialistes en ingénierie fiscale ont misé sur différentes niches, il y aura nécessairement des gagnants et des perdants.

Bernard Thomas
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