Triennale You I Landscape

À l’époque d’un « art moyen »

d'Lëtzebuerger Land vom 12.04.2013

Personne ne prendra jamais le train à la Gare de Jeoffrécourt. Cette gare fantôme, située dans le camp militaire de Sissonne en France, fait partie du Centre d’entraînement aux actions urbaines (Cezub) que Guillaume Greff (né en 1977) a photographié dans le cadre de son projet des Dead Cities. Construites pour simuler une révolte venant de l’intérieur, plus que d’une invasion, ces maisons Bouygues et ces façades aveugles aux dimensions de HLM forment un décor étrange où les tombes factices du cimetière local ne portent pas de noms. Cette série documentaire est le résultat d’une démarche photographique neutre et inaltérée, et pourtant on dirait qu’elle est le résultat de retouches infographiques importantes. Mais le travail de Guillaume Greff, dont un extrait est exposé dans You I Landscape au Carré Rotondes, se situe bien plus dans une filiation du Land art et de l’art conceptuel, que dans une démarche plus simplement esthétisante sur le sujet du paysage urbain d’aujourd’hui.

Les photographies en couleur associées aux sculptures en bétonplex de Guillaume Greff forment l’ensemble plus abouti de cette exposition de groupe, pour laquelle la commissaire Michèle Walerich a invité une trentaine d’artistes à réfléchir sur les « aspects transitoires » du paysage contemporain qu’il soit rural ou bien urbain. Cette troisième édition de la triennale d’art actuel, que le Carrér Rotondes perpétue depuis l’année culturelle 2007, est essentiellement axée autour du médium de la photographie. Mais les façades aveugles que Guillaume Greff a photographiées en pleine lumière du jour sont interprétées d’une manière bien différente par Benjamin Dufour et Régis Feugère, dont la série de cartons pliés présentés sous le titre de Kunizakäi, terme japonais signifiant la notion de frontière et de limite, cachent des modules sonores qui répètent des bruits et des ambiances enregistrés aux limites d’une banlieue nocturne. Ces cartes postales sonores vont au-delà des facilités et d’une notion d’understatement qui marque, à leurs dépens, une bonne moitié des œuvres exposées à cette triennale.

Car il y a dans cette nouvelle exposition beaucoup de travaux, dont les auteurs ont parfaitement assimilé les codes de l’art d’aujourd’hui sans pour autant présenter la moindre ambition à se défaire de ces mêmes préceptes, dont on se doute qu’ils font partie d’une généralisation qui marque l’époque d’un « art moyen » omniprésent. Si certains participants déçoivent, il y a cependant des surprises qui promettent, comme celle de la double installation de Julie Goergen, qui avait déjà annoncé son travail actuel dans l’accrochage final éphémère d’Atelier Luxembourg, l’été dernier au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain. Julie Goergen expose deux travaux complémentaires intitulés Stars’ Façades et Stars’ Homes qui s’inspirent de l’époque révolue d’un âge d’or hollywoodien, marquée aussi bien par l’incontrôlable Errol Flynn que par le délateur Robert Taylor. Le parcours touristique de Hollywood est balisé par les résidences de stars et Julie Goergen réinterprète cette topographie médiatique dans le sens d’une manipulation savamment orchestrée par les grands studios cinématographiques d’antan. La première partie de sa mise en scène se présente sous la forme d’une juxtaposition des portraits de stars et des prises de vues qui montrent leurs habitations. L’artiste a établi une liste de ces patronymes et pseudonymes selon leur appartenance et leur assujettissement aux grands studios. Cet ensemble est présenté selon un accrochage classique et bien ordonné. À partir de là, une astuce et un renversement des perspectives font la surprise de l’expo, qui se manifeste par l’accrochage inversé des maquettes immaculées que Julie Goergen a fixées aux quadrillages du plafond des bâtiments industriels du Carré Rotondes. En se servant de petits miroirs à main, le visiteur de l’exposition pourra découvrir les Stars’ Homes sous forme de miniatures blanches. Au-delà de cet effet d’accrochage, cette mise en scène confirme d’une manière intelligente le sujet du travail.

Dans une vision plus expérimentale qui s’intitule Un pas au ciel, Pauline de Chalendar et Arthur Debert ont placé des bouts de charbon éclatés sur une plaque de verre qui est scannée par une vidéo d’un ciel aux couleurs changeantes. La projection, au plafond, d’une ombre chinoise qui rappelle la gestuelle de certains expressionnistes abstraits américains, porte en elle un potentiel visuel qui reste à explorer. Les prints tridimensionnels de Serge Ecker, quant à eux, reviennent sur les paysages japonais dévastés par le tsunami de 2011. Son utilisation d’une technique qui commence à se populariser révèle les faiblesses du matériau exploité, mais Serge Ecker continue ainsi son exploration d’une représentation du territoire qui implique une attitude politique souvent absente dans les travaux actuels.

Mike Bourscheid présente deux travaux assez disparates dans leur qualité et surtout dans leur originalité. Alors que son hommage à Ansel Adams souffre d’une esthétique défaillante, le premier étage de l’exposition profite d’une installation loufoque qui produit un commentaire assez rigolo sur les vestiges d’une masculinité qui se réduit à des béquilles symboliques et à leur parade. Une des découvertes de You I Landscape est le travail de Pit Molling sur les frontières du dessin « manuel » et infographique. Son dessin géant, représentant une mer de bulles de savon promet des réflexions artistiques intéressantes.

Les artistes de You I Landscape ont été choisis à la suite d’un appel aux candidatures interrégional, qui a motivé l’envoi d’une centaine de dossiers. Mais l’idée d’interroger les valeurs des images contemporaines semble souffrir de cette appropriation trop évidente que beaucoup d’artistes font des possibilités actuelles. Une évidence qui conduit à un vocabulaire plastique post-conceptuel qui oblitère plus qu’il ne rend lisible des problématiques qui pourraient faire avancer les pions d’un échiquier dont les mouvements semblent en suspens, pour l’instant.

La Triennale jeune création 2013 – You I Landscape dure encore jusqu’au 28 avril au Carré Rotondes, 1, rue de l’Aciérie à Luxemburg-Hollerich ; ouvert du vendredi au dimanche de 14 à 19 heures ; nocturne le jeudi à 22 heures ; entrée libre ; www.rotondes.lu. Publication d’un catalogue aux éditions Les Rotatives, Carré Rotondes et CNA ; 134 pages, 28 euros ; en vente sur eshop.cna.public.lu.
Christian Mosar
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