Maux dits d’Yvan

Le bazar et la nécessité

d'Lëtzebuerger Land du 27.05.2022

Il fut un temps où Jean Asselborn prit la suite de Jean-Claude Juncker comme homme politique le plus populaire du Luxembourg. Serait-il aujourd’hui l’homme politique le plus populiste ? Avec son franc-parler que n’aurait pas renié Luther, populiste avant l’heure, qui s’est inspiré de « la grande gueule du peuple ». Mais là où Juncker embrasse, Asselborn embrase. Et si Juncker préférait tailler une bavette avec Kohl, Asselborn n’aime rien tant que monter en vélo les côtes du Mont Ventoux en compagnie d’un Steinmeier, quitte à braver au sommet le souffle des vents contraires. « Merde alors, quel bazar ! », se gaussent aujourd’hui ses détracteurs en reprochant à notre diplomate en chef de renier la nécessaire diplomatie et d’endosser l’uniforme martial de Bausche Fräntz, son confrère et soldat en chef, pour réclamer la peau de Poutine. Mais tous ces grincheux font semblant d’ignorer que sur la scène internationale se jouent aussi bien la tragédie du good cop que la comédie du bad cop. Et n’est-ce pas le privilège du petit Luxembourgeois dont on ne redoute pas la force de frappe mais dont on s’amuse de la frappe de farce, d’endosser l’habit du fou du roi ? Car le petit qui se pousse est bien le seul à pouvoir exprimer ses quatre vérités au prince et à privilégier, comme l’enfant ou le clown, le principe du plaisir au principe de réalité. En effet, les seules divisions dont dispose notre Jang national, ce sont celles de son parti, ou de ce qui va bientôt en rester.

On peut certes reprocher à notre polisson d’employer un ton condescendant, voire méprisant et néocolonialiste en parlant de « bazar » à propos du Grand Turc, mais pourquoi ne pas recourir à l’inversion de l’injure, à la manière des Senghor, Fanon et autre Césaire qui retournent l’insulte nègre pour brandir l’étendard d’une négritude noble et fière. Vive la Turquitude, à bas la turpitude ! Yvan, qui est allé chercher son divan dans le pays même du bazar, est bien placé pour apprécier le charme coloré et bigarré d’un bazar oriental. Les joyeux étals de ces marchands sont à mille lieues des tristes rayons de nos supermarchés. Ce qui compte là-bas, ce n’est point la marchandise, et encore moins son prix, mais la relation humaine et son corollaire, la négociation. Oui, Yvan préfère de loin les marchands de tapis aux marchands de canon. Et il se souvient de cette scène culte des non moins cultes Monty Python où Brian, poursuivi par les Romains, veut acheter une barbe, en accepte immédiatement le prix et se fait copieusement et théâtralement insulter de ne pas sacrifier au rite du marchandage. Et comment ne pas se souvenir des hymnes humanistes et libertaires du Big Bazar de Michel Fugain qui incarnaient dans les années 70 l’esprit hippie et soixante-huitard ?

Asselborn a compris que le bazar est la métaphore même de la politique. En effet, ne trouve-t-on pas tout et son contraire dans les programmes électoraux ? Et que dire des négociations pour former une coalition, genre : « Tu augmentes mon smic et je touche à indexation de tes salaires ». En demandant l’élimination physique de Poutine, Asselborn continue le langage politique par le langage guerrier, pour paraphraser Clausewitz, et réhabilite ainsi le sulfureux Carl Schmitt, le Kronjurist de Hitler, pour qui tout État doit raisonner en termes ami/ennemi pour ne pas sombrer dans un consensus démocratique et mou qui ne connaît que des adversaires et des alliés. La pose langagière de l’ancien maire de Steinfort est donc comme la prose de Monsieur Jourdain : il n’arrête pas de faire de la philosophe politique. Et comme le fait remarquer Socrate à Calliclès dans le Gorgias de Platon, il vient « de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire. »

Mais cet intellectuel à l’insu de son propre gré, est aussi et avant tout un grand sentimental. On se souvient des larmes qu’il versait après ses différentes défaites au sein de son parti et de son peu d’autorité en tant que chef de la fraction parlementaire. Loin du peuple, Jang n’en conserve pas moins la nostalgie de la mairie de Steinfort et il parle comme le vulgus quidam pour susciter l’émotion. Et voilà le vrai reproche qu’on peut lui faire : s’adresser à l’émotion plutôt qu’à la raison. Car ce n’est pas comme cela qu’on rend le peuple meilleur, ce qui est après tout la seule tâche que Socrate demandait (bien naïvement) à la politique.

Yvan
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