Nombreuses sont les fondations dotées de patrimoines considérables qui se donnent pour mission de soutenir des projets d’action climatique d’envergure. Pourtant, à y regarder de plus près, même les plus en pointe parmi elles restent prisonnières de logiques de pérennité financière propres à la logique capitaliste, en plus d’opérer pour la plupart suivant des catégorisations rigides ou des indicateurs de performance à court terme, bref à une grammaire inadaptée à la nature du défi climatique.
Ne parlons pas ici des fondations dont les dirigeants adoptent des modes de vie en parfaite contradiction avec les objectifs qu’ils assignent à leur institution. Un exemple frappant de telles dissonances a été fourni pendant le dernier festival de Cannes lorsque celle qui était alors la fiancée de Jeff Bezos, Lauren Sánchez, s’est vu remettre en marge de l’événement un prix pour son engagement en faveur du climat dans le cadre de l’Earth Fund, créé par le fondateur d’Amazon et doté de dix milliards de dollars sur dix ans. L’ancienne présentatrice télé, vice-présidente de ce fonds, est arrivée dans le Golfe Juan à bord d’un schooner de 125 mètres, parfait cauchemar de l’activiste climatique puisqu’émettant la même quantité annuelle de CO2 que 1 500 voitures. Lorsque le prétendu financement de l’action climatique devient prétexte à un tel spectacle tapageur, baptisé de « cannestastrophe » par un blogueur, l’hypocrisie est à son apogée et l’effet démobilisateur garanti.
Pour comprendre où le bât blesse, regardons plutôt du côté des bons élèves de la classe. KR Foundation, au Danemark, en est indubitablement un. Émanant de la firme Velux, cette institution fait partie d’un réseau de fondations (avec Villum Foundation et Velux Foundation) généreusement nanties par les fondateurs du fameux fabriquant de fenêtres. De par sa mission (« s’attaquer aux causes profondes du changement climatique et de la dégradation environnementale »), son franc-parler (« en finir avec le financement des énergies fossiles ») et les profils des organisations bénéficiaires (parmi lesquels 350.org et Oil Change International), KR a tout du mécène climatique impeccable. Elle distribue quelque cent millions de couronnes (13 millions d’euros) par an à des projets agissant sur plusieurs fronts et plusieurs continents. Elle a ainsi contribué, selon son rapport annuel 2022, à ce que 43 pour cent du marché global des assurances ait adopté des politiques d’exclusion du charbon. Elle a aidé des organisations citoyennes à lutter contre le pernicieux greenwashing des compagnies pétrolières (entre temps, celles-ci ont il est vrai, toute honte bue, tourné casaque et adopté la stratégie du « greenshushing » pour s’attirer les faveurs de la nouvelle administration américaine).
Pourtant, comme les autres fondations issues de Velux, qui ont distribué 1,3 milliard de couronnes en 2024, KR entend préserver son capital et limite donc, par définition, son impact. La belle affaire, objectera-t-on, n’est-ce pas là la nature-même d’une fondation ? La polycrise qu’affronte l’humanité n’a que faire, en réalité, de telles précautions. Comme l’écrit Joshua Harrison en conclusion d’un article publié sur Medium, « la préservation des fonds de fondation ne peut l’emporter sur la préservation d'une planète vivable. Il est temps pour la philanthropie de traduire sa rhétorique climatique en actions à la hauteur du défi ». Larry Kramer écrivait en 2019, alors qu’il présidait la William and Flora Hewlett Foundation, que « les fondations ont catastrophiquement failli à la cause climatique ».
Harrison égrène ses reproches à l’égard des fondations : exigences administratives trop lourdes, une confiance excessive en des solutions fondées sur des preuves – ce qui désavantage les stratégies innovantes et en rupture –, enfin une peur de la controverse qui les porte à fuir les projets de persuasion politique. Trop souvent, il manque une vision systémique, l’impératif de justice climatique n’est pas pris en compte et l’approche est fondée sur des relations à la nature de type occidental, ce qui exclut d’emblée celles des peuples indigènes.
Mais le problème central des fondations est qu’elles sont trop frileuses en matière de débours. Aux États-Unis, elles continuent de s’en tenir strictement à la « règle des cinq pour cent », prévue dans une loi de 1976. Celle-ci prévoit cette distribution minimale de la valeur de marché de ses actifs chaque année par toutes les fondations, avec pour horizon de faire croître ces derniers de manière indéfinie. Or, ce minimum est devenu, en pratique, un maximum. En Europe, les législations sont plus diversifiées, mais les fondations se comportent néanmoins pour la plupart suivant une logique similaire.
Or, « la crise climatique exige un calcul différent », insiste Harrison. «Si nous sommes confrontés à un potentiel effondrement civilisationnel ou à une destruction généralisée des écosystèmes endéans les prochaines décennies, à quoi bon préserver le capital des fondations ? », demande-t-il. Il recommande des approches distributives plus agressives, en adoptant des taux volontaires de l’ordre de dix à quinze pour cent, voire une stratégie de débours total (« spend-down ») à un horizon en phase avec l’acuité de la crise, par exemple à 2030 ou 2040. Ou, pour les philanthropes en tant qu’individus, la pratique de donations généreuses de leur vivant, appelée « giving while living ».