Une ministre de la Justice, un constitutionnaliste et un ancien procureur général dressent un premier bilan des trois mois d’état de crise (mars-juin 2020)

Silent Spring

Ce lundi, à la conférence sur l’état de crise à la BNL. De gauche à droite : Luc Heuschling, Sam Tanson, Robert Biever
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 03.06.2022

Le samedi 21 mars 2020, le Parlement prorogeait l’état de crise sur le territoire national, déclaré par le ministre d’État trois jours plus tôt. C’est à l’unanimité que les députés confièrent au gouvernement le pouvoir de prendre des mesures d’urgence, sans l’aval du Parlement, et ceci pour une durée de trois mois. Leur inquiétude se manifestait par une variété de symptômes physiques. À la tribune de la Chambre, Mars Di Bartolomeo (LSAP) présentait son rapport « avec les genoux qui tremblent », Marc Baum (Déi Lénk) évoquait ses « sueurs froides ». Martine Hansen (CSV) donnait son accord « avec un peu de mal au ventre ».

Personne n’avait prévu le scénario du printemps 2020. Une foisonnante paperasse parlementaire avait précédé l’introduction, en 2017, d’un état de crise national dans la Constitution. Or, dans la trentaine de procès-verbaux et d’avis, la possibilité d’une pandémie n’apparaît qu’à une reprise. Dans son avis de juillet 2016, le Conseil d’État avait fait la liste des calamités pouvant nécessiter « des mesures exceptionnelles et d’urgence ». Une énumération se terminant par un « et cetera » et dans laquelle, au détour d’une phrase, sont cités des « problèmes sanitaires ». Dans la foulée des attentats à Paris, l’état de crise devait surtout fournir l’arsenal anti-terroriste au Luxembourg, et incidemment permettre de réagir à un meltdown bancaire ou nucléaire.

Ce lundi soir, la Bibliothèque nationale invitait à une conférence animée par le chercheur Michel Erpelding et censée tirer « un premier bilan » des trois mois d’état d’exception. Le public était clairsemé. Alors qu’en mars 2020, les députés s’étaient succédés à la tribune parlementaire pour évoquer le « déifgräifendste » vote de leur carrière, aucun ne s’est déplacé ce lundi pour en considérer les conséquences. Les magistrats, procureurs et conseillers d’État se retrouvaient donc entre eux. L’establishment judiciaire écoutait, deux heures durant, les réflexions de la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng), de l’ancien procureur général Robert Biever, ainsi que de Luc Heuschling, professeur en droit constitutionnel à l’Uni.lu.

Pour piquer l’intérêt de cet auditoire de vieux notables, Heuschling se lança dans une politique-fiction macabre, censée illustrer l’inefficacité ultime de l’état de crise dans un worst-case scenario : « Imaginons que Cattenom explose et que tout le pays soit radioactif. Il faudra alors espérer que quelques ministres réussissent à rejoindre Bruxelles. Si tous les membres du gouvernement meurent, mais que le Grand-Duc reste en vie, ce dernier ne pourra rien faire. Il ne pourra même pas nommer un nouveau gouvernement, faute de contreseing. Le système est conçu de telle manière que nous n’avons pas de solution si tous nos ministres meurent ou sont pris en otage. » Ensuite, au bout de dix jours, il faudra retrouver et réunir deux tiers des députés, majorité nécessaire pour proroger l’état de crise. Pour la monarchie au moins, la configuration serait « plus pratique », elle laisserait un peu de « Sputt » : « Si Henri meurt, nous aurions directement Guillaume ; et s’il meurt lui aussi, nous aurions Maria Teresa comme régente ». « Dann hu mir awer eng richteg Kris ! », s’exclama Robert Biever.

Sam Tanson avoue qu’en 2016 (elle siégeait alors au Conseil d’État), le « contexte et le déclencheur » de la constitutionalisation de l’état de crise nationale l’auraient « irritée » : « J’étais très marquée par les suites que la France avait données aux attaques terroristes sur le plan législatif, en prenant toujours de nouvelles mesures qui ont fini par se pérenniser. » Il faudrait éviter de « légiférer dans l’urgence », même si, parfois, cela s’avérait « inévitable », comme pour le durcissement des sanctions en cas de rébellion et d’outrage, suite aux débordements des manifestations antivax. Mais tel qu’il fut finalement voté, avec ses « conditions, délais et contrôles de proportionnalité », l’état de crise ne lui semblerait « plus vraiment problématique ». Luc Heuschling abondait dans le même sens : La variante luxembourgeoise de l’état d’urgence ne serait « pas la pire ». Elle comporte effectivement certains garde-fous : Il peut être suspendu voire révoqué par le Parlement et, surtout, il est limité à trois mois.

La ministre a tenté de se remémorer la séquence politico-sanitaire de mars 2020, un temps qui lui semblait « déjà extrêmement loin ». Elle a évoqué un facteur qui aurait pesé sur toutes les discussions au sein du gouvernement : « Nous étions extrêmement tributaires de l’évaluation de nos pays voisins, de comment les Allemands et les Français jugeaient ce que nous faisions au Luxembourg. « Totalement désemparé », le gouvernement aurait initialement reculé devant une déclaration de l’état de crise. « Ma première réaction personnelle, c’est qu’on ne devait pas s’aventurer dans ces extrêmes », se rappelle Tanson. Elle aurait changé d’avis en découvrant le texte, aussi archaïque qu’autoritaire, sur lequel allaient se baser les premières mesures sanitaires. Signée par Guillaume III, la loi de 1885 autorise « le membre du gouvernement chargé du service sanitaire » à prendre « les arrêts nécessaires pour parer à l’invasion et à la propagation des maladies épidémiques ». Dans la pratique, cette base légale exhumée aurait conféré les pleins-pouvoirs à Paulette Lenert (LSAP). La ministre aurait pu prescrire toute seule « des cordons sanitaires, tant à la frontière qu’à l’intérieur, l’isolement des malades, la désinfection ou la destruction des effets suspectés d’être contaminés et, enfin, la visite et la mise en observation des personnes venant d’un pays infecté ». Les peines prévues par cette loi sont draconiennes : jusqu’à deux ans d’emprisonnement. Par contraste, l’état de crise apparaissait comme un modèle de constitutionnalité.

La principale conclusion que la ministre tire de la sortie de l’état de crise, c’est que la Chambre et le Conseil d’État se sont finalement révélés capables de légiférer, d’amender et d’aviser « de manière extrêmement rapide ». Au vu de ces nouveaux standards de vitesse, elle se poserait la question de savoir si l’instrument de l’état de crise était « tellement nécessaire ». La question des temporalités n’est pas anodine. Car une des conditions nécessaires pour déclarer l’état de crise est justement « l’impossibilité de la Chambre des députés de légiférer dans les délais appropriés ». Le 21 mars 2020, les députés étaient encore incapables d’imaginer une telle accélération des processus législatifs. Ceux-ci prendraient « des mois », affirmait la cheffe de la fraction CSV, Martine Hansen : « La courbe des infections croît de manière exponentielle, tandis que les voies de nos instances normales sont définitivement linéaires, et beaucoup trop lentes ».

Luc Heuschling trouve cette ligne d’argumentation « ganz schwaach » : « On ne peut pas admettre comme une évidence que la Chambre est toujours incapable de réagir ». Le constitutionnaliste rappelle la naturalisation du prince Félix de Bourbon-Parme, le 5 novembre 1919, soit la veille de son mariage avec la Grande-Duchesse Charlotte : Ce « projet de loi spécial » passa l’entièreté de la procédure parlementaire en une journée chrono. « En ce qui concerne la durée de production d’une loi, notre système s’avère très flexible », en conclut le professeur de droit constitutionnel. « D’un point de vue juridique, la Chambre est capable d’agir très rapidement, mais veut-elle le faire dans la pratique ? C’est une autre question… ». Au cœur de « la crise du parlementarisme » se trouverait le cumul des mandats, la plupart des députés-maires étant trop absorbés par la gestion communale pour accomplir la besogne parlementaire.

Mais on voit mal comment le Parlement et le Conseil d’État auraient, dès mars 2020, réussi à absorber et à digérer les centaines de limitations et de dérogations que le Grand confinement nécessitait. Sam Tanson a rappelé que les institutions ne se seraient « rodées » que sur les derniers 18 mois. (Le Parlement a entretemps voté 28 lois Covid.) La lenteur législative serait une tradition luxembourgeoise. « Sauf dans le domaine financier où il arrivait qu’une loi soit votée très, très rapidement, on ne travaillait pas à cette vitesse, on n’était pas dans cette logique. Ces derniers mois, nous avons surmené nos institutions. Le Conseil d’État a dû travailler extrêmement vite. Là aussi c’est une institution qui fonctionne avec des gens qui, à part quelques retraités, ont de nombreuses autres activités à côté. »

Entre mars et juin 2020, il ne s’est trouvé aucun citoyen pour contester devant le tribunal administratif un des règlements grand-ducaux pris pendant l’état de crise. Le grand showdown entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire n’a donc pas eu lieu. Il y a cinq ans, ce contrôle par les juges était avancé pour dissiper la crainte, très répandue dans la société civile, que l’état de crise conduise à « la mort de l’état de droit », selon l’expression alors employée par le doyen de la faculté de droit, Stefan Braum. S’ils avaient été saisis, les juges se seraient retrouvés dans une situation très inconfortable, estime Heuschling : « Pour dire au gouvernement : ‘désolé, mais il n’y a pas d’état de crise’, il faut beaucoup d’indépendance, et surtout beaucoup de courage. C’est une question de personnes et non de textes et de normes. […] En plus, ils devront analyser des faits, ce qui est un autre rôle que de comparer des normes générales. »

Le gouvernement aurait eu le souci de ne pas sanctionner trop sévèrement les contrevenants, a assuré Sam Tanson ce lundi. Les avertissements taxés étaient fixés à 145 euros. « Parmi les gens touchés, il y a eu de nombreuses personnes sans domicile », affirmait Robert Biever. « Ils ont reçu une amende, alors qu’ils n’avaient ni sou ni maille ». Mais l’ancien procureur général se montrait compréhensif : « Même si certaines circonstances particulières pouvaient être très difficiles, il fallait signaler que la loi était en principe appliquée. » Au bout de trente jours de non-paiement, le montant de l’avertissement taxé était doublé, à 290 euros : Pour les années 2020 et 2021, ont été concernées quelque 2 100 contraventions. Le Parquet finit par transmettre une partie de ces cas aux tribunaux de police, dont les juges ont prononcé presque 300 arrêts liés aux restrictions sanitaires. Les magistrats se montraient par contre très réticents à saisir la Cour constitutionnelle.

Il a fallu attendre mars 2022 pour qu’un juge ne se décide à un premier renvoi préjudiciel. Le 10 juin, les avocats de Peter Freitag et Jean-Marie Jacoby pourront expliquer à la Cour constitutionnelle pourquoi, à leurs yeux, certaines mesures sanitaires (port du masque, distanciation sociale, couvre-feu, interdiction de consommer de l’alcool en public) n’étaient pas conformes à la loi fondamentale. Les deux conspirationnistes, devenus des célébrités éphémères de la frange ultra des antivax, ont comparu le 15 février devant le tribunal de police pour avoir refusé de payer les avertissements taxés, récoltés au cours de plusieurs de leurs « polonaises solidaires ». Les deux prévenus étaient venus se défendre personnellement, sans l’assistance d’un avocat. L’audience n’était pas de tout repos pour le juge, Jean-Luc Putz. (Celui-ci a depuis quitté la magistrature pour rejoindre le cabinet d’affaires Arendt & Medernach.)

Certains passages de son très détaillé arrêt semblent issus d’une pièce du théâtre de l’absurde. Cela commence dès la vérification des identités : « Après discussion, [Peter Freitag] put marquer son accord pour dire qu’il n’avait pas le choix de naître ou de ne pas naître, mais que pour le surplus il serait un homme libre, et il concéda qu’à sa naissance, ses parents l’ont déclaré auprès de l’officier de l’état civil sous le nom de [Peter Freitag]. » Mais Jean-Luc Putz eut l’intelligence de désarçonner les attentes des prévenus. Convaincus de vivre sous une « dictature Corona », ils se retrouvèrent face à un juge patient, calme et neutre. Plutôt que de les prendre de haut,il laissa les prévenus développer leur défense. Celle-ci oscilla entre exposés en virologie et « parallèles » révisionnistes (entre pass sanitaire et certificat d’aryanité) d’un côté, et invocations des droits naturels et des libertés fondamentales de l’autre.

Le Parquet trouva que les prévenus invoquaient la Constitution de manière « excessive, imprudente, voire égoïste ». Jean-Luc Putz ne fut pas convaincu : « Le fait que les contestataires ne forment qu’une minorité ne permet pas en soi de conclure que leurs arguments sont dénués de tout fondement », lit-on dans le jugement. Le magistrat ne minore pas « la gravité de la pandémie, du moins par le passé », ni le millier de morts, ni le risque du Covid long, ni la pression exercée sur les hôpitaux. Mais il s’agirait de déterminer si les mesures sanitaires répondaient à un « besoin social impérieux » et, le cas échéant, si elles étaient proportionnées au but recherché. Puisque la réponse à cette question ne lui semblait ni « évidente » ni « indiscutable », le juge du tribunal de police de Luxembourg a donc saisi la Cour constitutionnelle. (Un magistrat d’Esch-sur-Alzette l’a suivi un mois plus tard, déférant trois questions préjudicielles.)

Pour que les renvois préjudiciels soient déclarés recevables, le juge les mit en bonne et due forme. Que les prévenus se soient exprimés « dans des termes peu formels et juridiques » ne devrait pas « peser dans la balance ». Jean-Luc Putz s’est par contre gardé de suivre leurs exaltations les plus sectaires. Alors que Freitag affirmait que la nébuleuse antivax partageait « eng spirituell Liewens-
astellung », le juge du tribunal de police restait incrédule : « L’explication des prévenus selon laquelle ils auraient voulu célébrer la vie et la liberté traduit peut-être l’expression d’une philosophie de vie, mais ne constitue pas un comportement religieux ».

Bernard Thomas
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