La vie est nulle sans bulles

d'Lëtzebuerger Land vom 23.07.2021

La restauration n’échappe pas aux modes et aux tendances. Ces dernières années, on a vu les sushis se démocratiser, les burgers au contraire s’embourgeoiser, les poke bowls s’occidentaliser. On a bu des spritz, du kombucha, des bières IPA et du vin orange… La nouvelle tendance du moment, c’est le bubble tea : du thé vert, au lait, servi avec des perles de tapioca sucrées et des fruits. Comme bien d’autres tendances, elle a mis un peu de temps à arriver dans nos contrées, notamment parce que les Asio-descendants sont assez peu nombreux au Luxembourg. Car le « boba tea » est né à Taïwan dans les années 1980 et a été popularisé par les immigrants en Californie et leurs enfants (cet État connaît le plus grand nombre d’immigrants taïwanais aux États-Unis).

Ses origines ne sont pas claires, mais il semble qu’il soit né de la fusion de deux traditions. Depuis la dynastie Tang (justement comme le jus d’orange lyophilisé) au septième en Chine, le thé noir (appelé « thé rouge » en chinois) était souvent bu avec du beurre, de la crème ou du lait, même si cette pratique est tombée en disgrâce avant d’être réintroduite dans les anciennes colonies britanniques. D’autre part, les boules de tapioca, un dérivé du manioc arrivé à Taïwan via l’Asie du Sud-Est, avec leur texture caractéristique rebondissante, caoutchouteuse, chewy correspondait à un goût déjà ancré pour les desserts gélatineux à base d’amidon, tels que les perles de sagou, dans les soupes sucrées. À un moment donné, quelqu’un a eu l’idée de combiner ces éléments populaires en une seule boisson. Le nom de boba, vient d’un terme argotique qui veut dire « nibards », en référence à la forme des boules de tapioca. Au fil du temps, la boisson a évolué avec des choix de garnitures toujours plus vastes : fruits, sirops, gelée d’amande, taro, herbes…

Dans les années 2000, les « BBT shops » sont devenus de véritables lieux de rendez-vous pour la jeunesse d’origine asiatique à Los Angeles et ses environs. La boisson s’impose comme un symbole auprès de celles et ceux qui revendiquent « l’AZN pride », la fierté d’avoir des origines asiatiques, un phénomène porté par la deuxième génération, particulièrement heureuse de voir se déployer une véritable pop-culture asiatique, avec les sushis, les mangas, les groupes de K-pop… Dans cette iconographie, siroter un bubble tea, c’était assumer ses origines asiatiques. En témoigne Bobalife, le titre pop des Fung Brothers, les sino-américains Andrew et David Fung qui décrit tous les aspects de la boisson : « the flavors are fruity and the straws are big / Iced milk with pudding, fruit tea with aloe / Something for everyone, young kids to adults »

Le succès du bubble tea est une combinaison gagnante de plusieurs aspects, bien ancrés dans l’air du temps. Le goût sucré, la texture moelleuse et les couleurs flashy sont régressifs à souhait, dans un esprit confortable de retour aux sensations de l’enfance. Les gobelets transparents qui laissent voir les boules qui flottent dans les liquides colorés sont éminemment « instagramables ». Enfin, l’infinie variétés de parfums, de « toppings », de combinaisons et de recettes rend chaque verre unique et personnalisable, à la manière de ce qui avait séduit dans l’offre de Subway ou Starbucks à leurs débuts.. Ainsi, au Bubble House dans la Grand Rue à Luxembourg, on compte treize saveurs de thé au lait et dix de thé fruité auxquels on ajoute neuf variétés de fruits… « Il y a un petit côté insider où il faut être un peu connaisseur avant de passer commande : choisir la taille du verre, avec ou sans glaçons, le niveau de sucre, les toppings… On se sent un peu spécial », résume Émilie, une cliente régulière qui pointe aussi le rituel qui consiste à percer le couvercle du gobelet avec le côté biseauté de la large paille. On oubliera l’argument santé du thé vert (riche en antioxydants), car le côté sucré des sirops inverse les bienfaits. En revanche, on retiendra que la farine de tapioca est sans gluten. Ces aspects expliquent que le bubble tea devrait avoir de beaux jours devant lui.

France Clarinval
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