À la recherche d’un nouveau pacte constitutionnel

La Nation civique incarnée

d'Lëtzebuerger Land du 05.06.2015

Les résultats du référendum du 7 juin n’y changeront rien. Le Luxembourg, comme tous les autres États de l’Union européenne, est obligé de redéfinir la légitimité et le contrôle de la décision en politique en raison notamment des nouveaux effets de conventionalité des Traités internationaux, de la Gouvernance européenne, des processus partiels de privatisation de l’ordre légal et de la dissociation de son corps électoral de l’état réel de la population adulte en âge de voter. Les leaders des partis politiques luxembourgeois, indépendamment de leurs positionnements sur la question référendaire du droit de vote des étrangers aux législatives (la seule réellement « prisée » dans la campagne référendaire), sont conscients de cet état de fait. Ils divergent en revanche sur les modalités juridiques pour assurer l’élargissement du corps électoral législatif. Les initiateurs du référendum, les Libéraux, les Socialistes et les Verts, souhaitent séparer la citoyenneté politique de la nationalité. Les Chrétiens Sociaux, promoteurs de la Loi sur la double nationalité en 2008, préfèrent quant à eux abaisser les critères d’obtention de la nationalité pour exercer les droits politiques liés à la citoyenneté.

Dès lors que le constat est « partagé » sur le « fossé démocratique » les acteurs politiques sont donc obligés d’élaborer un compromis post-référendaire au risque sinon de porter atteinte au processus de réforme générale de la Constitution, le véritable enjeu, qui a été entamé en 2009 et dont toutes les forces politiques sont co-responsables in fine. Les prérequis pour l’établissement d’un nouveau pacte constitutionnel concernant la définition de la communauté des citoyens au Luxembourg sont de divers ordres et nombreux. Qui plus est pour le conclure, le Législateur de ne pas se limiter à une vision stricto sensu procédurale de la démocratie, même si elle est nécessaire. Il ne faut jamais oublier que la force d’un pacte constitutionnel repose dans sa capacité à inaugurer les champs du possible dans une perspective normative comme le firent si bien les constituants américains en 1787 !

Le premier prérequis est de la seule responsabilité des formations politiques représentées à la Chambre. Il s’agit « simplement » de mettre fin au conflit « ouvert », « permanent » et « entretenu » depuis la formation inédite du Gouvernement tripartite en décembre 2013 tant par les partis de la majorité gouvernementale que par la principale formation politique du pays (et surtout par leurs réseaux et « affidés » respectifs). Le conflit et la distinction sont nécessaires en démocratie. Les citoyens et les partis politiques n’ont d’ailleurs qu’une faible conscience de l’intérêt général et/ou du bien public en raison même du climat concurrentiel imposé par la démocratie. Dans le même temps, les conflits et la volonté d’imposer ses solutions selon sa représentation du Politique et contingente d’intérêts particuliers sont souvent à l’origine de réformes législatives décisives, notamment dans les domaines de la politique économique et/ou sociale. Il en va autrement de la fabrication du pacte constitutionnel qui ne peut être établi à l’encontre d’une ou de plusieurs cultures politiques qui composent la société, au risque sinon d’être fragilisé dès l’origine et de menacer même la légitimité des lois ordinaires qui s’y rapportent, comme le fut la Constitution de la République de Weimar. D’une autre manière, c’est l’essence même du régime démo-libéral qui caractérise le Luxembourg depuis 1848, en imitation de la Constitution belge de 1831, d’équilibrer dans la Loi fondamentale les différentes options politiques et culturelles qui travaillent en permanence la société. La recherche et l’établissement du consensus, au-delà des obligations de la Constitution d’une majorité parlementaire des deux tiers pour sa réforme au sein du Parlement, sont d’autant plus facilités que les citoyens qui se seront prononcés pour telle ou telle option référendaire, sont préoccupés avant tout des questions économiques et sociales qui relèvent elles de la joute légitime et de la différenciation politique au quotidien. C’est la distinction classique entre l’Oïkos (le domestique) et le Politique.

Le second prérequis, qui paradoxalement est peu apparu dans le débat référendaire, alors même que l’essentiel des étrangers sont des ressortissants de l’Union, est la dimension européenne de la communauté politique. Dans une perspective formaliste, les Traités européens consacrent certes principalement la citoyenneté économique et sociale européenne, mais aussi le fait que son principe directeur est désormais la démocratie représentative, ce qui suppose l’impossibilité de limiter à terme les droits politiques des citoyens européens aux seules élections communales et européennes. La Commission européenne et le Parlement européen travaillent d’ailleurs actuellement sur de telles questions et observent avec un grand intérêt les débats luxembourgeois. Dans ces conditions, le Législateur ne devrait-il pas intégrer dans sa future réflexion cette dimension, d’autant plus que les quatre principaux partis luxembourgeois demeurent favorables jusqu’à aujourd’hui à l’approfondissement politique de l’Union dans le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité ? Parmi plusieurs pistes de réflexion, la citoyenneté européenne de résidence exclusive pourrait être envisagée et éprouvée au Luxembourg, en raison de sa composition démographique inédite dans l’Union. Il s’agirait d’accorder les droits politiques complets à tous les citoyens de l’Union après une législature dans l’État de résidence sans qu’ils ne puissent plus exercer ces mêmes droits dans l’État d’origine. D’un côté, la démocratie parlementaire (le principe directeur du régime politique Luxembourg) nationale serait « revigorée ». C’est aussi l’une des voies non seulement pour mieux travailler de concert à l’Union, mais aussi d’en contrôler son système décisionnel, particulièrement dans sa gouvernance économique. De l’autre, le corps électoral législatif ne serait plus en décalage avec la réelle communauté des citoyens du Grand-Duché. Autrement dit et rapidement, il existe donc des voies pour un habile compromis entre les partisans du « oui » et du « non », en liant démocratie nationale et citoyenneté européenne.

Le troisième prérequis, sans doute l’un des plus difficiles car lié à l’identité et à l’intimité d’une personne et à l’idée de Nation qui devient réalité en dépit d’un constructivisme partiel, est d’imaginer dans la Constitution, la Loi et la pratique politique, un emploi plus « régulé » des langues au Luxembourg. À ce stade, deux écueils doivent être soigneusement évités. Ils avaient d’ailleurs déjà émergé lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen et à l’occasion du débat en 2007 sur le Roude Léiw. Ces deux récifs où la paix civile s’endommagerait sont :

Primo, la « flamandisation » de l’ordre politique, c’est-à-dire l’usage progressif et exclusif d’une seule langue dans une visée ethno-culturaliste, en l’occurrence le luxembourgeois, d’autant plus que son caractère de « langue nationale »est déjà reconnu depuis 1984, alors même que la société grand-ducale est plurilingue et que pour l’essentiel l’ordre juridique est désormais en français et parfois même en anglais dans la législation du travail et le droit des sociétés (sans compter qu’historiquement tant l’allemand que le français ont été successivement les langues de la Politique) ;

Secundo, le développement de la segmentation linguistique au regard du seul caractère utilitariste d’un idiome, où, à terme la langue luxembourgeoise serait au même titre que le portugais par exemple, une langue importante dans la seule sphère privée, amicale et familiale pour la première minorité de citoyens alors même qu’elle participe de la justification de l’État du Luxembourg et qu’il est naturel que tous les citoyens puissent s’exprimer dans leur langue maternelle non seulement dans la sphère politique, mais aussi dans la vie de tous les jours, d’autant plus avec un trilinguisme officiel.

Face à ces brisants, « inacceptables » suivant sa position personnelle sur l’échelle des valeurs allant de la suprématie de la langue nationale à l’utilitarisme linguistique, le Gouvernement et le Parlement seraient inspirés de créer une Commission interinstitutionnelle avec notamment les Chambres professionnelles spécifiquement sur l’emploi « raisonnable » des langues dans l’ordre politique et juridique à l’image d’expériences passées dans des États officiellement plurilingues, comme le Canada et la Suisse (et leurs subdivisions fédérales) et/ou des régions à « facilités linguistiques » comme l’Italie et la Belgique. Les travaux de cette Commission pourraient être enrichis notamment par des hearings publics associant résidents, académiques et praticiens de l’État et du droit et nourris de propositions concrètes et scientifiques dans un forum interactif avec la Commission de la révision constitutionnelle, afin d’établir à la fois des recommandations pour la réforme de la Loi fondamentale, la réforme de la Loi de 1984 et donner un cadre règlementaire notamment pour l’instruction publique et privée au Luxembourg, dont la saillance de la question des langues n’est plus à démontrer.

Le quatrième prérequis est que les résidents d’origine étrangère revendiquent et exercent réellement les droits que l’État luxembourgeois leur attribue généreusement jusqu’alors (par rapport à d’autres États voisins comme l’Allemagne et la France), notamment lorsqu’il s’agit des élections communales et de ce qui est de la responsabilité de diriger une municipalité ; sans quoi l’idée d’une communauté politique élargie dans le future Constitution risque de rester lettre morte, y compris par ceux qui pourraient remporter le référendum et qui sont les dépositaires d’une tradition cosmopolite bien qu’ils furent aussi le Parti de l’État.

Les citoyens étrangers, pour l’essentiel européens, doivent donc dorénavant se manifester réellement et régulièrement auprès des élus du Luxembourg. Des instruments existent déjà comme la pétition électronique en ligne du Parlement, l’adhésion directe aux partis politiques luxembourgeois, la participation aux commissions consultatives d’étrangers au niveau communal, l’animation de conseils dans certains établissements scolaires, la possibilité d’investissement dans les organisations patronales et syndicales au Luxembourg au-delà des élections sociales, la prise de parole dans l’espace public luxembourgeois sur les questions de société à travers les associations qui les concernent au premier chef, au-delà des questions économiques et de travail pour lesquelles ils sont au départ venus au Grand-Duché, et cetera. À ce titre, plusieurs parlementaires luxembourgeois, il faut le saluer avec force et raison, publiquement ont affirmé d’ailleurs pendant la campagne référendaire, indépendamment de leurs positionnements sur la question du droit de vote pour les étrangers, qu’ils n’étaient plus les seuls représentants des électeurs nationaux, mais désormais de l’ensemble de la population résidente (ce qui suppose également une réforme électorale pour calculer un nouveau ratio entre représentants et représentés). En d’autres termes, la nouvelle communauté des citoyens ne saurait être proposée sans que les citoyens européens se saisissent de leurs droits et remplissent leurs devoirs. De nouveau, dans le laps de temps qui sépare le référendum du 7 juin du référendum de 2017 sur l’ensemble de la Constitution, de multiples initiatives peuvent être prises par les institutions grand-ducales, les formations politiques luxembourgeoises (et leurs sections internationales), les partis politiques et les organisations représentatives des citoyens étrangers au Luxembourg (en ne se limitant pas à celles-ci) afin de proposer un cadre normatif et procédural à l’actuel corps électoral législatif pour une meilleure participation des citoyens européens à la décision. C’est un investissement qui doit aller au-delà de la discrète, pour ne pas dire médiocre, participation des Étrangers dans le débat référendaire jusqu’alors. Les Forums citoyens sur le modèle de la République d’Irlande sont une solution parmi d’autres et avaient été inscrits dans le programme de coalition gouvernementale.

Le cinquième prérequis, c’est dans doute le plus conséquent, est de mettre fin non seulement au « non-dit » sur les contours de la future communauté politique et les instruments à mettre en place pour son bon fonctionnement (pour des raisons stratégiques), mais aussi et surtout à l’absence de « réflexion argumentée et pratique » sur le projet politique du Luxembourg dans et de l’Union européenne. Nous ne pouvons plus, comme dans l’Antiquité, rechercher le second meilleur régime politique ; mais nous ne pouvons pas demeurer sans des propositions concrètes sur ce que nous voulons être comme communauté politique. Il est de la responsabilité de tous les acteurs organisés du système politique national, des citoyens et des académiques (souvent timorés), bien en avant des futures élections communales et législatives, de « projeter » cette communauté politique dans le nouveau monde qui n’est plus celui d’une Europe dominante, y compris sur le terrain culturel. La période de débat qui s’ouvre entre le référendum de dimanche prochain et celui de 2017 ne saurait se substituer à celle qui aurait dû précéder la première consultation référendaire, mais contre fortune bon cœur, elle serait plus qu’utile et élèverait les débats qui pour le moins sont de l’ordre du domestique, alors que la question est de portée générale. De nombreuses questions sont ouvertes et elles se veulent provocantes : Souhaitons-nous accélérer la rétractation de la Puissance publique dans l’ordre légal, fiscal et économique et l’abaissement du contrôle démocratique au niveau de l’État-nation et de l’Union ? Voulons-nous partager d’une autre manière la souveraineté de l’État avec l’Union, en regard notamment du risque de marginalisation de l’Europe dans le système international commercial et de l’insécurité grandissante à ses frontières ? Désirons-nous restreindre la condition humaine en fonction des biopolitiques, d’une certaine marchandisation du corps et d’une idéalisation de l’état de nature dont on oublie la « férocité » ? Envisageons-nous d’abaisser les critères de traitement équitable en droit dans les deux sens, entre celles et ceux qui ont les droits de l’État et celles et ceux qui ont les droits de l’Économie ? Acceptons-nous de construire un développement durable de nos modes de production, de transports et de consommation dans l’« île », alors qu’il s’agit d’une question éminemment globale et comment articuler au mieux les deux niveaux ? En quoi la communauté politique à Luxembourg participera ou non de l’amélioration de nos vies et suivant nos modestes moyens, de celles des autres ?

Le référendum du 7 juin n’est donc qu’un premier galop d’essai pour les Luxembourgeois de nationalité et les Étrangers, pour l’essentiel des Européens, qui vivent au Grand-Duché. Tous sont soumis au même cadre légal, tous partagent le même destin économique, qu’ils soient dans le secteur public et/ou privé, tous sont les héritiers d’un système unique de sociabilité et de libertés fondamentales issus des Lumières et du Judéo-Christianisme, tous sont « contraints » à un même dessein politique sans qu’il soit nécessaire d’abjurer complètement le lien qui a préexisté à la fondation de l’État moderne, entre souveraineté populaire et souveraineté nationale et/ou nier la pluralité culturelle constitutive et historique de la société grand-ducale. La nouvelle Constitution doit consacrer une nouvelle Nation civique incarnée, dont la procédure ne saurait être considérée comme la seule norme, ce qui suppose la responsabilité et l’engagement de tous en usant de tous les instruments avec la bienveillance de Législateur dégagé des questions domestiques.

Philippe Poirier est professeur associé de science politique, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires, à l’Université du Luxembourg.
Philippe Poirier
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