Sur les vingt bibliothèques publiques que compte le pays, seules douze ont obtenu l’agrément du ministère, six associatives et six communales. (L’édition 2025 du Guide des bibliothèques luxembourgeoises publié par l’Albad, Association luxembourgeoise des bibliothécaires, archivistes et documentalistes, recense en outre la Bibliothèque nationale, trois de l’enseignement supérieur, 52 de l’enseignement secondaire, 61 spécialisées et une mobile, soit environ 150 bibliothèques.) La région de l’Ouest du pays est particulièrement déserte en la matière. La loi de 2010 aurai dû donner un coup d’accélérateur à la professionnalisation des bibliothèques, mais depuis plus de dix ans, le paysage n’a pas vraiment évolué. En cause : un cadre trop rigide, l’absence d’indexation des aides, la lenteur de ladaptation aux réalités sociétales du pays. « La loi s’immisçait de manière scandaleuse dans le fonctionnement et les collections des bibliothèques. C’est la loi la plus autoritaire de l’UE », s’emporte Jean-Marie Reding, Président de la FëBLux (Fir ëffentlech Bibliothéiken, Lëtzebuerg) et Vice-président de l’Albad).
Entre l’Ourdall Bibliothéik de Vianden, avec à peine 4 000 « documents imprimés » (le terme officiel, plus large que « livres ») et la City Bibliothèque dans la capitale, 85 000 documents imprimés et 21 000 médias audiovisuels, le profil des bibliothèques publiques est plus que varié. Cela se reflète dans les moyens dont elles disposent, les aides du ministère de la Culture par exemple. Alors que les grands établissements reçoivent jusqu’à 65 000 euros, l’association qui gère le lieu au centre de Vianden a perçu à peine 8 625 euros en 2024. C’était avant son déménargement et sa réorganisation. Sa petite taille ne l’empêche pas de bénéficier de l’agrément du ministère de la Culture, ce que le ministre Eric Thill (DP) a rappelé lors de l’inauguration du nouvel espace en avril dernier, manifestant son soutien à un service « inspensable ».
Ce vendredi, le ministre devrait tenir un discours similaire pour célébrer les 25 ans de la bibliothèque Tony Bourg à Troisvierges. Dépendant d’abord de l’asbl De Cliärrwer Kanton lors de sa création en 2000, elle est devenue communale en 2022, même si ses locaux appartenaient déjà à la commune. Installée dans la maison natale de Nicolas Adames, qui fut le premier évêque de Luxembourg, elle compte plus de 14 000 imprimés. « Ce qui est le plus demandé, ce sont les livres pour enfants, les policiers et les ouvrages pratiques, sur le jardinage ou la santé », détaille Agnès Voermans, la responsable. Elle se montre à l’écoute des lecteurs (près de 400 inscrits, une soixantaine de nouveau cette année) pour compléter la collection : « Il y a une nouvelle demande de romans en anglais et de livres pour enfants en portugais, on va développer ces aspects. » Elle passe directement les commandes à la librairie du centre commercial de Wemperhardt qui envoie les factures à la commune. L’administration « me prévient quand on arrive au bout du budget », budget dont elle avoue ne pas connaître le montant. En 2024, la subvention étatique s’élevait à 33 875 euros.
La bibliothèque Tony Bourg est actuellement la seule bibliothèque associative qui a été « municipalisée », un élan que le ministère veut encourager à travers un projet de loi actuellement discuté en commission parlementaire. Une aide de 100 000 euros est promise pour la création d’une nouvelle bibliothèque communale, intercommunale ou la reprise d’une structure associative. Un petit coup de boost dans la sacro-sainte autonomie communale. Les associations se demandent si cette incitation sera suffisante. « Le montant peut être considéré comme ridicule, quand on sait que la création d’une bibliothèque communale aux Pays-Bas peut donner droit à un subside de 400 000 euros », martèle la FëBLux dans son avis. Remarque que reprend aussi le Syvicol : « Il sera difficile d’inciter les autorités communales à créer, municipaliser ou développer des bibliothèques publiques communales si les coûts y afférents ne sont subventionnés par l’État que dans une faible envergure. »
Avec une collection de 23 000 livres, la Ettelbrécker Bibliothéik, gérée par une asbl qui emploie deux personnes, serait parfaitement dans le cœur de cible. Elle touche actuellement la subvention annuelle maximale de 65 000 euros de la part de l’État et la commune met le local à disposition, s’occupe de son entretien. « Elle nous a fourni des ordinateurs et un photocopieur », ajoute Carmen Rospek qui y travaille à mi-temps. Le grand projet de déménagement dans l’ancien Cactus occupe les esprits, « mais ça prendra encore plusieurs années ». Quant à la nouvelle loi et les nouvelles aides que pourrait recevoir la bibliothèque, la responsable « ne sait pas trop ». Elle craint que les « règles soient trop strictes, notamment sur les langues ».
Les critères d’attribution des aides sont en effet précis, mais les auteurs de la loi les estiment souples : « Les critères relatifs aux heures d’ouverture, la composition des collections et à l’adhésion au réseau national des bibliothèques seront assouplis, afin de permettre une gestion plus libre et adaptée aux besoins locaux. » Sont cependant demandés : Une collection de 10 000 ouvrages (5 000 pour une nouvelle structure), douze heures d’ouverture hebdomadaire, des titres diversifiés et inventoriés, au moins dans les trois langues nationales, être membre du réseau national des bibliothèques luxembourgeoises, un personnel formé et/ou expérimenté ou encore l’accès gratuit à internet. « C’est un canon pour tirer sur des moineaux », fustige Jean-Marie Reding. Il estime que l’obligation de participer au catalogue collectif national, celle d’employer du personnel qualifié ou d’imposer des heures d’ouverture sont trop lourdes et trop contraignantes pour les (toutes) petites structures. Pour le spécialiste, comme pour plusieurs responsables associatifs, le texte ne correspond pas au paysage bibliothécaire luxembourgeois composé essentiellement de petites structures internationalement nommées « small and rural libraries ». Les critères semblent disproportionnées en regard de leurs moyens humains et financiers.
Un changement dans le mode de calcul des aides financières devrait cependant mieux cibler les petites structures, avec un échelonnement des subsides en fonction de la taille et des spécificités de chaque bibliothèque.
Les grandes biblothèques, qui affichent un budget global de plus de 500 000 euros, verront leur aide limitée à 45 000 euros, tandis que les petites, sous cette limite, recevront jusqu’à 70 000 euros. Le budget 2026 du ministère de la Culture reflète ces augmentations : Les participations de l'État aux frais de fonctionnement des bibliothèques gérées par les communes et par les associations se trouve doublé, passant de 680 000 euros à 1,35 million. Les bibliothèques spécialisées qui répondent aux critères d’ouverture au public sont également éligibles à ces aides. « Elles sont très peu nombreuses. je pense par exemple au Cid-Fräen a Gender ou au CITIM », cite Cédric Kayser, en charge du dossier au ministère de la Culture.
« Des aides supplémentaires sont prévues pour l’acquisition de livres d’auteurs luxembourgeois ou traitant du Luxembourg, pour la digitalisation et pour l’animation culturelle et pédagogique », précise le fonctionnaire. À la Mierscher Lieshaus, asbl conventionnée avec les dix communes voisines, Dana Hempel espère recevoir un budget supplémentaire pour acheter plus de livres, « mais on va déménager et on aura encore moins de place ! » Nathalie Kayser, responsable de la bibliothèque municipale de Grevenmacher se réjouit de plus de moyens pour proposer des activités, « par exemple inviter des auteurs étrangers ». Elle aussi considère que l’espace est le nerf de la guerre : « On manque de place pour acheter plus de livres et surtout pour proposer les lectures au sein de notre bâtiment. » Les aides pour des activités culturelles sont globalement saluées, mais la question du personnel pour les organiser est souvent posée par les acteurs de terrain.
Même pour les grandes bibliothèques comme celle de Dudelange, les mètres carrés sont comptés. Là aussi, un déménagement est annoncé vers un bâtiment à construire place Fohrmann pour avoir plus de place de stockage, plus de salles de lecture et de lieux pour les animations. La nouvelle loi propose également une aide de 50 000 euros pour créer des annexes dans les quartiers. « Avec le développement des habitations au Kirchberg, les futurs quartiers Metzeschmelz à Esch-sur-Alzette ou Neischmelz à Dudelange, il faut envisager des Zweigstellen », plaide Cédric Kayser. « Je pense qu’il faut d’abord renforcer la base avant de dilapider les ressources dans des satellites qui seront très demandeurs en termes de logistique et de personnel », estime Tamara Sondag, directrice de la Escher Bibliothéik, la plus ancienne du pays (elle a été fondée en 1892 comme bibliothèque scolaire). Installée dans un bâtiment des années 1930, elle se heurte à des difficultés d’accès pour les personnes à mobilité réduite, mais aussi celles avec des poussettes (alors qu’elle était la première à créer une section de livres pour enfants en 1988). « Nous avons mis en place un service de livres sur roues pour apporter les documents aux personnes qui ne peuvent pas venir, mais ça reste un défi. » Avec 1 300 visiteurs par mois, Tamara Sondag estime « avoir atteint les limites de la capacité. »
Autre défi : la multiplication des langues. « La demande des titres à la mode, dont tout le monde parle, dans quatre langues représente un défi financier », note Pierrot Pejic à la bibliothèque intercommunale (la seule) de Schengen. Toutes les bibliothèques publiques proposent des livres en français, en allemand et en luxembourgeois. « La demande en anglais a énormément cru ces dernières années », affirme Deborah Storn à la City Bibliothèque à Luxembourg. « On manque d’espace pour d’autres langues. Plutôt que de répondre à moitié avec un stock réduit ou de privilégier une langue, on s’arrête à quatre langues », avance la directrice et ajoute : « C’est délicat ! » Jil Weiler, directrice de la bibliothèque municipale de Differdange est aussi d’avis qu’il faut « construire une bonne section dans une langue ». Constatant que les livres en italien sont peu demandés, les collections se sont développées vers le portugais, surtout pour les enfants, et le serbo-croate. « On a la chance grâce à une employée qui parle cette langue, elle peut faire une sélection intéressante ». Mais l’allemand reste majoritaire avec 47 pour cent des livres empruntés, contre 38 pour cent pour le français. À Dudelange, l’italien, le portugais et l’espagnol sont présents dans les rayons. À Esch, la collection se veut « la plus inclusive possible » avec des livres dans dix langues ainsi que des ouvrages destinés aux personnes dyslexiques ou en langue facile à lire et à comprendre. Plus largement, la FëBLux plaide pour une inclusion des bibliothèques des communautés de langues « en situation minoritaire » dans un programme d’aide pour valoriser « leur contribution à la promotion de la lecture et au plaisir de lire ».
L’autonomie des bibliothèques pour leur sélection est revendiquée par toutes. Les petites bibliothèques comptent sur le contact privilégié avec les lecteurs : « Quand on a parlé d’un livre à la télé ou qu’il a reçu un prix, on sait qu’on va nous le demander », explique Nathalie Kayser à Grevenmacher. À Schengen, « on achète tout ce qui a trait à la commune et suit les souhaits des utilisateurs ». Dans les grandes bibliothèques, les acquisitions sont réalisées avec plus de systématisme. « Pour chaque département, les personnes responsables proposent des achats en fonction de l’actualité des sorties, des sujets du moment, des incontournables », détaille Tamara Sondag à Esch. « Chaque mois, on complète les séries que l’on suit en mangas, en BD ou dans les romans », précise Jil Weiler à Differdange. Ces établissements proposent aussi des sélections thématiques en fonction de l’actualité. À Luxembourg, « on a mis en avant des ouvrages sur Robert Redford ou Jane Goodall, décédés récemment » ; à Differdange, « on a développé un rayon féministe ».
Malgré la diversification des collections et les efforts de curation, les demandes les plus courantes sont sensiblement les mêmes partout : Le manga One Piece, la série des enquêtes de La Femme de ménage, les livres pour enfants Lotta Leben...
Les bibliothèques s'efforcent de se débarrasser de leur image d'institutions où l'on vient seulement emprunter des livres. Elles se sont transformées en salons dans l'espace public. « Chaque jour, il y a des jeunes qui viennent faire leurs devoirs ou des recherches. Il y a aussi toujours du monde qui vient se servir des ordinateurs, pour internet ou pour imprimer des documents », relate Lia Blum à Dudelange. La City Bibliothèque voit affluer autour de mille personnes les samedis et les lectures pour enfants ne désemplissent pas. Une enquête du ministère de la Culture en 2024 révèle que la salle de lecture et l’accès à internet sont les services les plus demandés. Suivent le conseil personnalisé ou l’espace de restauration. Les offres d’activité pour enfants, l’écoute de musique et la visualisation de films et de vidéos sont aussi plébiscités.
La transformation des bibliothèques en tiers lieux, espaces de convergence sociale, de dialogue critique et de médiation culturelle demande un développement du personnel, de ses compétences, des espaces dédiés. Un programme très ambitieux pour les structures de petite taille qui fonctionnent (au moins en partie) avec des bénévoles. L’Albad suggère de niveler les exigences et obligations en fonction de la taille des communes.
Après deux séances d’examen des articles par la commission parlementaire, les avis du terrain et surtout l’avis du Conseil d’État qui comprend de nombreuses oppostitions formelles, doivent encore être pris en compte pour l’ajout d’amendements. Le ministère de la Culture mise sur un débat en séance plénière début 2026.