Exposition

Les mots et les images

d'Lëtzebuerger Land du 02.10.2020

Il se souvient de l’encre renversée sur la table de la cuisine familiale. On ne niera pas que ça ait pu jouer, Joël Leick est épris dans ses œuvres de taches, de flaques, d’éclaboussures, de coulures. De même, dira-t-on que les usines de son environnement d’enfance et de jeunesse ne soient pas pour rien dans sa prédilection du rouge oxyde ; et que le papier ait très tôt, très vite fait partie de sa vie. Quoi qu’il en soit, sans exagérer ces impressions originelles, elles donnent quelques repères au visiteur dans la multitude, l’extrême richesse de l’exposition qui vient de s’ouvrir à la Bibliothèque nationale au Kirchberg. Et puis Joël Leick n’est pas un inconnu dans le pays ; lui, le natif de Thionville, a exposé dans le passé dans les galeries Simoncini, Cité ou Schweitzer. Aujourd’hui, les territoires que la commissaire Marie-Françoise Quignard a balisés, sont plus nombreux, plus variés, récents pour la plupart.

Du papier donc, dans les vitrines, aux murs, des livres sous toutes les formes possibles, des œuvres encadrées, et tout au long du parcours des mots et des images qui se répondent, qui s’associent plutôt, car jamais il n’y a redondance. Et s’il est une caractéristique des deux côtés, c’est la légèreté, beaucoup de grâce, ce qui n’empêche pas une densité directement saisissable. Tellement les démarches graphique et picturale se marient, avec en plus la prise de conscience chez le visiteur d’être en face d’une rareté, côté photographie comme côté estampe. En effet, les livres n’existent pas en grand nombre, un ou deux exemplaires, à part ceux parus chez un éditeur tel Fata morgana.

Joël Leick utilise le terme de livre d’artiste quand il est le seul intervenant, de quelque façon que ce soit, jusqu’à onze volumes par exemple parus depuis 2007 du Journal de l’aspect, appelé à se poursuivre. Un journal en dit long sur la personne qui y note ce qui lui arrive, ce qui la touche. Elle le fait en quelque sorte en dialogue avec elle-même. Un maître-mot dans toute la production leickienne. À moins de préférer les termes de relations, rencontres, partages, tous parfaitement adéquats, quand il s’élargit à d’autres personnes, des écrivains, Michel Butor en premier qui se dit à chaque fois surpris par Joël Leick de façon féconde. Et il n’en va pas autrement là où le face à face se fait avec des paysages, des choses de la nature (pour reprendre des intitulés de telles séries d’œuvres).

Voilà notre voyageur à Bomarzo, dans le jardin des monstres, des statues, des sculptures gigantesques que reproduisent les photos avec une jeune femme que Butor appelle leur gardienne, mais dans son texte elle est censée nous accueillir dans la gueule de l’un d’eux, grande ouverte. Paysages et corps, les deux se confondant, parties de corps de femme seulement, un même charme opère (au sens fort), et l’on pardonnera à la mémoire de retrouver inévitablement Delphine Seyrig étendue sur un tapis dans India Song.

Quittons ce qui s’apparente à des représentations quasi imaginaires. La réalité, c’est le Fond-du-Gras, son huile rouge oxyde, des « lieux abandonnés jadis grouillants et bruyants de coups de marteaux, manifestations, vociférations et sifflets » (Butor toujours) ; c’est Florange, et Jean Portante qui a pris le relais des mots.

Il y a de la sorte les sujets, innombrables, auxquels le visiteur est confronté. D’un autre côté, abandonnant de même la liste des poètes, des écrivains, il s’attachera à la manière de Joël Leick, notamment à son utilisation de la couleur, le rouge, évoqué déjà, le noir, il s’y joint le vert, le bleu. Et penchés sur les vitrines, nous prendrons notre temps, passant des leporelli, ces papiers qui se déplient, se déploient, tels des accordéons, à leur assemblages en cahiers.

Ce que traduisent tant d’images, et des textes vont dans le même sens, c’est une sensualité qui là où les corps et les paysages se rejoignent s’attise jusqu’à une érotisation certaine. Alors que la première est indéniable déjà dans la relation même au papier. Elle est cause, elle explique un regret, voire une frustration du visiteur à qui bien sûr il est interdit de toucher. C’est vrai, dans d’autres expositions, on n’est pas mieux loti, mais on est en l’occurrence d’autant plus déçu qu’un livre se feuillette. On s’y fait, on plonge dans l’abondance, on s’y abandonne avec volupté.

Les territoires de Joël Leick, exposition à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, au Kirchberg, ouverte jusqu’au 12 décembre. Le samedi 14 novembre, à 15 heures, lecture du Livre du voyageur par Joël Leick suivie d’une performance de l’artiste, le samedi
12 décembre, à 10h30 et à 14h30, maître-classe pour jeunes de 14 à 18 ans, les deux fois sur inscription : reservation@bnl.etat.lu

Lucien Kayser
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